La déraisonnable efficacité des mathématiques

Richard W. Hamming

Transcrit à partir de l'article
"The Unreasonable Effectiveness of Mathematics"
paru dans le "American Mathematical Monthly", Volume 87, Numéro 2 (Février 1980)

traduction par Antoine Wojdyla (texte original)

Prologue.

Il est évident, de par ce que laisse suggérer le titre de cet article, qu'il s'agit d'une discussion philosophique. Je ne veux pas avoir à m'excuser de faire un peu de philosophie, même si je suis bien conscient que la plupart des scientifiques, des ingénieurs, des mathématiciens ont bien bien du dedain pour cette discipline; ce court prologue est donc là pour justifier ma démarche.

L'Homme, de ce que l'on en sait, s'est toujours interrogé sur lui-même, le monde qui l'entoure, et sur ce qu'en soit est la vie. Nous avons lus beaucoup des mythes du passé qui nous content comment et pourquoi Dieu —ou les dieux— a créé l'homme et l'univers. C'est ce que j'appellerai des explications théologiques. Elles ont une caractéristique principale en commun : il est inutile de demander pourquoi les choses sont comme elles sont, puisque nous principalement une description de la création comme étant ce que les dieux ont choisi de faire.

La philosophie a débuté quand l'homme a commencé à s'interroger sur le monde en s'extrayant de ce cadre théologique. Un des premiers exemples de description par les philosophes faisait du monde un produit de la terre, du feu, de l'eau et de l'air. A n'en point douter, on leur a dit à l'époque que les dieux avaient fait les choses ainsi et qu'ils n'avaient pas besoin de chercher plus loin.

A partir de ces premières tentatives d'explication des choses, on a lentement évolué vers la philosophie ainsi que les sciences actuelles. Non pas que les sciences expliquent "pourquoi" des choses sont comme elles sont—la théorie de la gravitation n'explique pas pourquoi les choses tombent. Pour autant, la science donne tant de détails sur le «comment» que nous avons le sentiment de comprendre le "pourquoi." Soyons clair, ce n'est que parce qu'il y a tout un éventail de détails interdépendants que la science semble dire "pourquoi" l'univers est tel qu'il est.

Notre principal outil dans la confection de ces longues chaînes de raisonnement que requiert la science sont les mathématiques. Car dans les faits, les mathématiques peuvent être appréhendées comme étant un outil intellectuel conçu à cet effet. Nombreux sont ceux qui, de tous temps, se sont demandé comme je le fais dans le titre du présent article : "Pourquoi les mathématiques sont si déraisonnablement efficace?" En se posant cette question, nous ne faisons que regarder un plus du côté de la logique que du côté matériel ce qu'est l'univers et comment il fonctionne.

Les mathématiciens travaillant dans les fondements des mathématiques se préoccupent surtout de son auto-cohérence et des limites du système. Ils ne semblent pas se préoccuper de savoir pourquoi le monde admet en apparence une explication logique. D'une certaine manière, je me mets à la place des premiers philosophes grecs, qui s'interrogèrent sur le côté matériel, et mes réponses sur le côté logique ne seront probablement pas bien meilleures que les leurs en temps-là. Mais il nous faut bien démarrer quelque part et commencer à expliquer ce phénomène qui fait que le monde semble être organisée selon un schéma logique qui s'apparente beaucoup plus aux mathématiques; que les mathématiques sont le langage de la science et l'ingénierie.

Une fois tracées les grandes lignes, il m'a fallu décider de la meilleure manière de communiquer mes idées et mes opinions. L'expérience m'a montré que je n'arrive pas toujours à mes fins. J'en suis finalement arrivé à la conclusion que les quelques remarques qui vont suivre ne sont pas sans intérêt.

À certains égards, cette discussion est très théorique. Je dois mentionner, au moins brièvement, diverses théories issues des mathématiques en tant qu'activité, et parler de certaines de leurs sous-parties. En outre, il y a des de nombreuses théories que l'on peut appliquer. Ainsi, dans une certaine mesure, cela nous conduit à une théorie des théories. Ce qui peut vous surprendre, c'est que je vais essayer d'adopter une approche expérimentale pour discuter des choses en question. Peu importe ce que les théories sont censées être, ou de ce que vous pensez qu'elles doivent être, ou même de ce que les experts du domaine affirment qu'elles sont; gardons l'esprit scientifique jusqu'au bout et regardons ce qu'elles sont. Je suis bien conscient que ce que je vais dire, en particulier sur la nature des mathématiques, va faire jazzer beaucoup de mathématiciens. Mon approche expérimentale est tout à fait étrangère à leur mentalité et à les croyances préconçues. Qu'il en soit ainsi!

L'inspiration de cet article proviennent d'un autre article avec un titre similaire : «L'efficacité déraisonnable des mathématiques dans les sciences naturelles» [1], écrit par EP Wigner. On remarquera que j'ai laissé tomber une partie du titre, et pour ceux qui l'ont déjà lu que je n'en reprendrais que peu d'éléments (je ne pense pas être en mesure de l'améliorer sur la forme). En revanche, je vais passe plus de temps à essayer d'extraire la question implicite contenue dans titre. Mais lorsque j'aurais donné mes explications, les problèmes en suspens seront si nombreux que la question n'aura en aucun cas été résolue.

L'efficacité des mathématiques. Dans son article, Eugene Wigner donne un grand nombre d'exemples portant sur l'efficacité des mathématiques en sciences physiques. Permettez-moi donc, de tirer parti de mes propres expériences, certainement plus proches du domaine de l'ingénierie. Ma première vraie expérience de l'utilisation des mathématiques pour prédire les choses du monde réel se portait sur la conception de bombes atomiques durant la Seconde Guerre mondiale. Comment se pouvait-il se faire que les chiffres que nous calculés avec tant de patience sur les premiers ordinateurs a relais concordassent si bien avec ce qui se passa lors du premier test a Almagordo? Il n'y avait pas, et il n'aurait pu y avoir, d'expériences faites à petite échelle permettant de vérifier ces calculs de facon directe. Les expériences ultérieures menées avec des missiles guidés m'ont fait constater qu'il ne s'agissait pas la d'un phénomène isolé — souvent, ce que nous pouvions prédire grâce a la manipulation de symboles mathématiques se trouvait expérimenté dans le monde réel. Tout naturellement, comme je travaillais pour Bell System, j'ai du faire des calculs pour les lignes téléphoniques ainsi que beaucoup d'autres manipulations mathématiques sur des sujets aussi variés que les tubes à ondes progressives, l'égalisation des lignes de transmission télévisuelle, la stabilité des systèmes de communication complexes, ou le blocage d'appels au niveau d'un central téléphonique, pour n'en citer que quelques-unes. Pour paraitre plus sexy, je peux citer la recherche sur les transistors, les vols spatiaux, ou encore la conception d'ordinateurs, mais quoiqu'il en soit, la quasi-totalité des sciences et technologies se sont servies les manipulations mathématiques avec un succès remarquable.

Beaucoup d'entre vous connaissent l'histoire de Maxwell et ses équations, et de la manière dont il s'est servi de certaines considérations de symétrie pour les établir, et que bien assez tôt les ondes radios furent découvertes par Hertz. On connait bien d'autres exemples de formulations mathématiques qui ont su prédire avec succès des effets physiques jusqu'alors inconnus, et nous nous garderons de les énumérer ici.

Le rôle fondamental de l'invariance est mis en avant par Wigner. Il s'agit d'un concept de base en mathématique ainsi qu'en sciences. C'est le manque d'invariance des équations de Newton (la nécessité d'avoir un référentiel absolu pour des vitesses) qui a conduit Lorentz, Fitzgerald, Poincaré et Einstein à développer la théorie de la relativité restreinte.

Wigner fait également remarquer que les mêmes concepts mathématiques peuvent être reliés des applications très différentes contre toute attente. Par exemple, les fonctions trigonométriques qui apparaissent dans les manuels d'astronomie de Ptolémée se révèlent être les fonctions invariantes en translation (invariance temporelle). Elles sont également les fonctions qui permettent l’étude des systèmes linéaires. L'incroyable utilité de ces objets mathématiques dans des situations si diverses échappe (encore) a l'entendement.

En outre, la simplicité des mathématiques a longtemps été considéré comme l’élément clé permettant son application en physique. Einstein est le plus célèbre défenseur de cette idée. Mais au sein même des mathématiques cette simplicité est remarquable, du moins pour moi; les équations algébriques les plus simples, linéaires ou quadratiques, correspondent aux entités géométriques les simples, a savoir les droites, les cercles et les coniques. Cela rend la géométrie analytique possible d'un point de vue pratique. Comment se peut-il que les mathématiques les plus simples, au final produit de l'esprit humain, peuvent être si remarquablement utile dans un si grand nombre de situations ?

En raison du succès des mathématiques, il y a à l'heure actuelle une forte tendance à rendre mathématiques différents pans de la science. On considère généralement cela comme un objectif à atteindre, si ce n'est pas déjà le cas. Pour notre public d'aujourd'hui, je m'en tiendrai à tirer des exemples de la physique et de l'astronomie.

Pythagore est considéré comme le premier a avoir clairement dit que «Les mathématiques sont la façon de comprendre l'univers." Il a déclaré sans ambages : "Le nombre est la mesure de toutes choses."

Kepler est un autre exemple célèbre de cette manière de considérer les choses. Il restait résolument persuadé que l'œuvre de Dieu ne pouvait être comprise que par l’intermédiaire des mathématiques. Après vingt ans de calculs fastidieux, il a découvert ses trois fameuses lois du mouvement planétaire — trois expressions mathématiques relativement simples qui décrivent le mouvement des planètes complexe en apparence.

C'est Galilée qui a déclaré que "les lois de la nature sont écrites dans le langage des mathématiques." Newton a utilisé les résultats de Kepler et de Galilée, à la fois pour en déduire les fameuses lois du mouvement, qui, avec la loi de la gravitation, sont peut-être l'exemple le plus célèbre de l'efficacité déraisonnable des mathématiques en sciences. Elles ont permis non seulement de déterminer la position des planètes connues, mais également de prédire celle de planètes inconnues, ou bien encore le mouvement de lointaines étoiles, le phénomène des marées, et ainsi de suite.

La science est composée de lois qui furent à l'origine basées sur un ensemble restreint d'observations soigneusement sélectionnées, bien qu’initialement mesurées sans grande précision, mais ces lois se sont plus tard avérées s'appliquer a une gamme beaucoup plus large d'observations, et de façon bien plus précise que ne le permettaient les données précédemment enregistrées. Pas toujours, bien sûr, mais assez suffisamment pour pouvoir exiger des explications.

Au cours de mes trente années de pratique des mathématiques dans l'industrie, j'ai souvent été préoccupés par les prévisions que j'ai faites. A partir des mathématiques que j'ai fait dans mon bureau, j'ai avec assurance (au moins au regard des autres) prédit des évènements futurs — si vous le faites ci et ça, vous verrez ceci ou cela, et il s'est régulièrement avéré que j'avais raison. Comment les phénomènes aurait pu-t-il savoir ce que j'avais prédit (basé sur les mathématiques créées par l'homme) pour ensuite coller a mes prediction? Il serait ridicule de penser que c'est la façon aurait pu se passer de la sorte. Non, c'est seulement que les mathématiques fournissent, en quelque sorte, un modèle fiable pour une grande partie de ce qui se passe dans l'univers. Et puisque je ne suis seulement capable de faire que des mathématiques relativement simples, comment se fait-il que ces maths si simplistes puissent en prédire autant ?

Je pourrais continuer à citer d'autres exemples illustrant l'efficacité déraisonnable des mathématiques, mais ce serait au risque de vous ennuyer. En effet, je soupçonne que nombre d'entre vous connaissent des exemples qui m’échappent. Permettez-moi donc de supposer que vous témoignez également d'une longue liste de réussites, dont beaucoup d'entre elles spectaculaires, comme l'existence d'une nouvelle planète, d'un phénomène physique nouveau, d'un nouvel artéfact. Avec le peu de temps qui m'est accordé, je veux tenter de mettre en lumière les problèmes que Wigner a éludé , et de vous donner au moins quelques réponses partielles à la question que le titre de mon exposé pose implicitement.

Que sont les mathématiques? Après avoir s’être intéressés a l'efficacité des mathématiques, nous devons nous pencher sur la question, "Que sont les mathématiques?"C'est le titre d'un célèbre livre de Courant et Robbins [2]. Dans leur livre, ils ne cherchent pas à donner une définition formelle, ils s'attachent plutôt a montrer ce que sont les mathématiques par l’intermédiaire de nombreux exemples. De même, je ne voudrais pas en donner une définition achevée. Mais je veux aller plus loin qu'eux en mettant en lumière quelques traits saillants des mathématiques ainsi je les conçoit.

Peut-être que la meilleure façon d'aborder la question de ce que sont mathématiques est de commencer par regarder quelles sont leurs origines. Dans le lointain passé préhistorique, la où nous devons chercher les débuts des mathématiques, il y avait déjà les quatre principaux traits des mathématiques. Tout d'abord, il y avait la faculté de bâtir de longues chaînes de raisonnement de proche en proche, ce qui à ce jour caractérise une grande partie des mathématiques. Deuxièmement, il y avait la géométrie, ce qui amena au concepts de continuité, de topologie et bien plus encore. Troisièmement, il avait la notion de nombre, ce qui conduit à l'arithmétique, a l'algèbre, et que sais-je encore. Enfin, il y avait une sorte de goût artistique, qui joue un rôle si important dans les mathématiques modernes. Il y a, bien évidemment, de nombreux types différents de beauté dans les mathématiques. Dans la théorie des nombres, il semblerait qu'il s'agisse principalement d'un attrait pour le détail presque infini; en algèbre abstraite, la beauté est principalement dans la faculté de généraliser. Les divers domaines des mathématiques ont donc différentes normes esthétiques.

Les débuts de l'histoire des mathématiques sont très spéculatifs, évidemment, car nous n'avons pas encore a l'heure actuelle, de véritables éléments tangibles pour les vérifier. Il semblerait cependant que dans les fondements mêmes de la vie primitive, il y avait déjà, ne serait-ce que pour des raisons de survie, une compréhension des relations entre causes et effets. Une fois ce caractère établi au-delà de la simple observation du genre «si l'on ça, alors cela, et l'on peut donc en déduire que...», on tombe sur le chemin qui mène a la première des caractéristique des mathématiques que j'ai mentionnées, celle des longues chaînes de raisonnement de proche en proche. Mais j'ai encore du mal a voir comment la sélection naturelle de Darwin puisse permettre l'apparition de ces longues chaînes que les mathématiques et la science semblent exiger.

La géométrie semble avoir surgi de la volonté de décorer le corps humain pour diverses raisons, telles que les rites religieux, les affaires sociales, et l'attraction des individus de sexe opposé, ainsi que celle qui est d'orner les murs, des pots, des ustensiles et des vêtements. Cela implique également le quatrième aspect je l'ai mentionné, celui du goût esthétique, et c'est l'une des fondements principaux des mathématiques. La plupart des manuels scolaires répètent l’interprétation des Grecs en disant que géométrie est née des besoins qu'avaient les Égyptiens d'inspecter leurs terres après chaque inondation du Nil, mais j'attribuerais bien plus à l'esthétique que ne le font la plupart des historiens des mathématiques et donc bien moins aux raisons purement pratiques.

Le troisième aspect des mathématiques, les nombres, vient des la nécessité de compter. Les nombres sont si importants qu'un mathématicien célèbre déclara que "Dieu fit les nombres entiers, et l'homme le reste" [3]. Les nombres entiers semblent être si fondamentaux pour nous que nous nous attendons à les trouver là où nous trouverions une vie intelligente dans l'univers. J'ai tenté d'amener, sans grand succès, mes amis à comprendre mon étonnement du fait que l'abstraction par le nombres entier, qui permet de compter, soit a la fois possible et qu'elle puisse être utile. N'est-il pas remarquable que 6 moutons plus 7 moutons fassent 13 moutons; que 6 pierres plus 7 pierres fassent 13 pierres ? N'est-il pas miraculeux que l'univers soit ainsi fait qu'une simple abstraction comme le nombre puisse être possible? Pour moi, c'est l'un des meilleurs exemples du déraisonnable dans l'efficacité des mathématiques. En effet, je trouve cela à la fois étrange et inexplicable.

Durant le développement de la notion de nombre, nous nous sommes rendu compte que ces nombres qui permettent de compter pouvaient également servir a déterminer combien de longueurs standard étaient nécessaires pour arriver a un longueur donnée. Mais l'on devait bientôt se rendre compte qu'un nombre entier de parts ne correspond pas exactement a la longueur mesurée, et ceux qui mesuraient furent conduits vers la notion de fraction— la petite part restante ensuite utilisée pour mesurer la longueur standard. Les fractions ne comptent pas les nombre, elles les mesurent. En raison de leur usage courant pour mesurer, on découvrit bientôt, en étendant le raisonnement, que les fractions obéissaient aux mêmes règles de manipulation que les entiers, avec en outre l'avantage de pouvoir effectuer des divisions dans tous les cas de figure (je ne suis pas encore arrivé au nombre zéro). Une certaine habitude avec les fractions révèle rapidement qu'entre deux fractions il est possible d'en intercaler autant que l'on en veut et, en un certain sens, qu'elles sont denses partout, de façon homogène. Mais lorsque l'on étend la notion de nombre a celle des fractions, il faut abandonner l'idée de nombre consécutif.

Cela nous amène à Pythagore, que l'on considère comme étant le premier à avoir prouvé que la diagonale d'un carré et le côté du même carré n'ont pas de mesure commune— ils sont liés de façon irrationnelle. Cette observation produit apparemment un profond bouleversement en Grèce : les mathématiques. Jusque là, le système de nombre discret et la géométrie continuaient de prosperer cote-a-cote, sans trop de conflit. Cette crise liée a l'incommensurabilité declancha le début de l'approche euclidienne des mathématiques. C'est un fait curieux que les premiers grecs tentèrent d'abord de rendre les mathématiques rigoureuses en remplaçant les incertitudes auxquelles menaient les nombres par la géométrie, qu'ils estimaient être plus sûre (en raison de Eudoxe). Il fut une avancée majeure pour Euclide, et l'on trouve dans seséléments de mathematiques [4] beaucoup d’éléments ce que nous considérons aujourd'hui comme faisant part de l'algèbre et de la théorie des nombres exprimé sous la forme de géométrie. A l’opposée des premiers Grecs, qui doutaient de l'existence d'un système de nombres réels, nous avons décidé qu'il devait y avoir un nombre qui permette d'exprimer la mesure de la longueur de la diagonale d'un carré unité (bien que cela ne soit nécessaire), et c'est plus ou moins comme cale que nous avons étendu le système des nombres rationnels a celui des nombres algébriques. C'est la simple volonté de mesurer des longueurs qui nous y a conduit. Comment peut-on nier qu'il y ait un nombre qui permette de mesurer la longueur d'un segment de droite?

Les nombres algébriques, qui sont des racines de polynômes a coefficients entier, fractionnaire, ou comme cela a été prouvé plus tard a coefficients algébriques, furent bientôt sous maitrisés en étendant tout simplement les opérations permises par les autres systèmes de nombres.

Cependant, la mesure de la circonférence d'un cercle par rapport à son diamètre nous amena rapidement considérer le rapport appelé pi. Ce n'est pas un nombre algébrique, puisque aucune combinaison linéaire de la puissance de pi à coefficients entiers ne correspond exactement. Une longueur, la circonférence, étant une ligne courbe, et l'autre longueur, le diamètre, étant une ligne droite, fait de l'existence d'un rapport moins certaine que le rapport de la diagonale d'un carré à son côté, mais comme il semble qu'un tel nombre se doive d'exister, les nombres dits transcendantaux entrèrent progressivement le système de numération. Ainsi, par une nouvelle extension adaptée à la conception antérieure du nombre, les nombres transcendants furent progressivement introduits dans le système de numération, mais encore peu d'élèves sont tout à fait l'aise avec le dispositif technique qu'il est convenu d'utiliser pour en montrer la cohérence.

Davantage de pérégrinations au sein du système de numération ont permis à la fois d'apporter les notions de nombres négatifs et du chiffre zéro. Dans ce cas, cette nouvelle extension nécessitât que nous abandonnions l’opération de division, mais uniquement pour ce nouveau nombre, zéro. Cela nous semble compléter le système des nombres réels (pour autant que nous nous bornions a considérer les limites de suites de nombres et que l'on n'admette pas de nouvelles opérations)— non pas que nous les ayons à ce jour dotés d'un fondement simple et logique; bien que l'on dise que la familiarité engendre le mépris, nous sommes tous plus ou moins familier avec le système des nombres réels. Bien peu d'entre nous peuvent croire, dans un éclair de lucidité, que les postulats très spécifiques imaginés par quelques logiciens nous aient en effet permis de créer les nombres— non, la plupart d'entre nous croient que les nombres réels sont simplement là, et qu'il a tout au plus été important, intéressant, voire amusant, d'essayer de trouver une bel ensemble de postulats pour en rendre compte. Mais ne nous méprenons pas— les paradoxes de Zénon sont, même après 2000 ans, trop frais dans nos esprits pour nous complaire dans l'illusion que nous comprenons autant que nous le souhaiterions la relation entre le système de nombre discret et la ligne continue que nous voulons décrire. Nous savons, en partant de l'analyse non standard, si ce n'est d'ailleurs, que les logiciens peuvent émettre des postulats qui ajoutent des entités supplémentaires sur la droite réelle, mais jusqu'à présent, peu sont ceux qui ont voulu s'aventurer sur cette voie. Il faut, pour donner bonne mesure, mentionner qu'il y a des mathématiciens qui doutent de l'existence du système de nombre réel classique. Il y a une poignée de théoriciens en informatique qui n'admettent que l’existence de "nombres calculables".

La étape suivante dans la discussion celle du système de nombre complexes. Comme je l'ai appris en lisant l'histoire, c'est Cardan qui fut le premier à les comprendre en termes concrets. Dans son Le grand art ou Les règles algébriques [5], dit-il, «abstraction faite de la torture mentale que cela implique, on peut multiplier (5 sqrt + 15) par (5 - sqrt -15) ce qui donne 25 - (-15)..." Ce faisant, il reconnaissait clairement qu'appliquer les mêmes opérations formelles sur des symboles propres aux nombres complexes donnerait des résultats significatifs. De cette façon, le système des nombres réels fut progressivement étendu au système des nombres complexes, sauf que cette fois l'extension nécessitait d'abandonner la propriété notion d'ordre pour les nombres complexes— ce derniers ne peuvent pas être ordonnés au le sens habituel du terme.

Cauchy fut apparemment amené à la théorie des variables complexes par le problème de l'intégration des fonctions réelles le long de la ligne réelle. Il constata qu'en ajoutant quelques contorsions au chemin de l'intégration dans le plan complexe, on pouvait résoudre les problèmes d'intégration réelle.

Il y a quelques années, j'ai eu le plaisir d'enseigner un cours de variables complexes. Comme cela arrive souvent lorsque je m'occupe d'un nouveau sujet, je suis reparti avec le sentiment que «Dieu a créé l'univers à partir des nombres complexes." De toute évidence, ils jouent un rôle central en mécanique quantique. C'est un outil naturel dans de nombreux autres domaines d'application, tels que l’étude des circuits électriques, des champs, et bien d'autres choses encore.

Pour résumer, en commençant par dénombrer en utilisant les nombres entiers que Dieu nous a offert, nous avons avons progressivement étendus la notion de nombre pour y ajouter d'autres éléments. Parfois, ces extensions furent introduite pour ce qui s'apparente a des raisons esthétiques, et souvent nous avons du renoncer à certaines propriétés des précédents systèmes de numération. Nous sommes ainsi arrivés à un système de numération qui est déraisonnablement efficace, même dans le domaine des mathématiques lui-même; en témoigne la façon dont nous avons résolu de nombreux problèmes de la théorie des nombres, très discrète a l'origine, en utilisant une variable complexe.

De ce qui précède, nous voyons que l'un des principaux volets des mathématiques est l'extension, la généralisation, l'abstraction —c'est plus ou moins la meme chose— de concepts bien connus pour les appliquer de nouvelles situations. Mais notez qu'au sein de ce procédé, les définitions elles-mêmes sont subtilement modifiées. Par conséquent, bien qu'on que ne le reconnaisse que rarement, les vieilles démonstrations de théorèmes peuvent devenir fausses. Les vieilles démonstrations ne couvrent plus les choses définies plus recemment . Le miracle est que presque toujours ces théorèmes sont encore vrais, qu'il s'agit simplement de corriger leurs démonstrations. Un exemple classique de ces adaptations se trouve dans Les Eléments d'Euclide [4]. Il est devenu nécessaire d'ajouter un assez grand nombre de nouveaux postulats (ou d'axiomes, si l'on veut, puisqu'il n'est plus besoin de faire la distinction) afin de satisfaire aux standards actuels de démonstration. Mais comment se fait-il qu'aucun théorème contenu dans ces treize livres ne soit faut malgré tout? Pas un seul théorème n'est devenu faux, bien que de nombreuses démonstrations élaborées par Euclide semblent a présent être fausse. Et ce phénomène ne se restreint pas qu'au passé. On prête a l'ex-rédacteur en chef de Mathematical Reviews d'avoir une fois dit que plus de la moitié des nouveaux théorèmes publiés ces jours-ci sont justes dans les faits, même si les preuves publiées sont fausses. Comment cela se peut-il si l'on considère que les mathématiques ne se font qu'a partir d'un procédé de déduction rigoureux de théorèmes a partir de postulats et de résultats antérieurs ? Eh bien, il apparaitra évident a quelque personne qui n'est aveuglé par l’autorité que les mathématiques ne sont pas ce que les professeurs de cours élémentaire disait être. Il s'agit clairement d'autre chose.

Mais quelle est cette "autre chose" ? A partir du moment on l'on se met a regarder de près, on s’aperçoit que si l'on s'en tient aux axiomes et aux postulats, on ne peut pas déduire grand chose. La première étape importante consiste à introduire de nouveaux concepts issus des hypothèses, des concepts tels que celui des triangles. La recherche de concepts et de définitions appropriées est l'une des principaux traits qui caractérise les grandes mathématiques.

Puisque l'on parle de démonstration, il faut se rendre compte que la géométrie classique commence par le théorème et essaie d'en trouver une preuve. Apparemment, ce n'est que dans les environs des années 1850 que l'on a clairement reconnu que la démarche inverse était également valable (ce procédé a certainement du être utilisé auparavant). Bien souvent, c'est la preuve qui génère le théorème. On voit ce que l'on peut démontrer et l'on examiner ensuite la démonstration pour voir ce que l'on prouvé! On nomme souvent cela des «théorèmes générés par démonstration» [6]. Un exemple classique est le concept de la convergence uniforme. Cauchy établit qu'une série convergente de termes, dont chacun est continue, converge vers une fonction continue. A la même époque, on savait que des series de Fourier de fonctions continues convergeaient vers une limite discontinue. Par un lecture attentive de la démonstration de Cauchy, l'erreur fut repérée et corrigée, en modifiant une hypothèse du théorème, qui impliquait désormais "une suite uniformément convergente."

Plus récemment, il y eut une étude approfondie de ce qu'on appelle les fondements des mathématiques, qui, selon moi, tiennent plus la place de ramparts de fortification que de fondements. C'est un domaine intéressant, mais les principaux résultats des mathématiques sont insensibles à ce qui s'y trouve — nous ne pouvons tout simplement pas laisser tomber la majeure partie de mathématiques, aussi illogique celle-ci puisse-t-elle paraitre en y regardant a ses fondations.

J'espère que j'ai pu montrer que les mathématiques ne sont pas ce qu'elles semblent si souvent être, que les mathématiques sont en constante évolution, et si quand bien même je réussissais a les définir, cette définition ne serait bientôt plus valable. En parallèle a la notion de rigueur, il y celle des standards qui évoluent. La position dominante en science, c'est que nous ne sommes pas le centre de l'univers, que nous ne sommes pas dans une position unique, etc., et dans la même veine il est difficile pour moi de croire que nous avons maintenant atteint le summum de la rigueur. Ainsi nous ne pouvons pas être certains des demonstrations actuelles de nos théorèmes. En effet, il me semble que :

Les postulats des mathématiques n'étaient pas inscrits sur les tablettes de pierre que Moïse a rapporté du mont Sinaï.

Il est nécessaire de souligner ce fait. Nous commençons avec un concept un peu vague dans nos esprits, puis nous créons différents ensembles de postulats puis, peu à peu, nous nous habituons à un ensemble en particulier. Dans une approche rigoureuse des postulats, le concept initial est désormais remplacé les postulats qui le definissent. Cela rend l'évolution d'un concept assez difficile et, par conséquent tend à ralentir l'évolution des mathématiques. Ce n'est pas que l'approche par le postulat soit mauvaise, mais seulement que son coté arbitraire devrait être clairement attesté, et nous devrions être prêts à changer de postulats lorsque le besoin se manifeste.

Les mathématiques ont été construites par l'homme et sont donc enclins à être continuellement modifiée par ce dernier. Peut-être les sources initiales des mathématiques nous ont été imposées, mais ainsi que dans l'exemple que j'ai utilisé, on s’aperçoit que dans le développement d'un concept aussi simple que celui du nombre, il a fallut faire des choix pour ces extensions, choix qui n'ont été que partiellement été dictés par nécessité, et selon moi le plus souvent dictés par des considérations esthétique. Nous avons tenté de donner aux mathématiques l'aspect d'une approche cohérente, séduisante, et ce faisant nous avons réussi a faire émerger avec succès un nombre incroyable d'applications dans le monde réel.

L'idée selon laquelle les théorèmes dérivent des postulats ne correspond pas a une observation si simple. Si l'on avait montré que théorème de Pythagore ne pouvait correspondre a certains postulats, on aurait continué a altérer les postulats pour les faire coller au théorème. Les postulats d'Euclide viennent du théorème de Pythagore, et non l'inverse. Pendant plus de trente ans, j'ai fait la remarque que si vous veniez dans mon bureau et que vous m'ameniez une démonstration prouvant que le théorème de Cauchy est faux, je serais très intéressé, mais je crois qu'au bout du compte, nous en modifierions les hypothèses jusqu'à tant que le théorème soit vrai. Ainsi, il y a de nombreux résultats en mathématiques qui sont indépendants des hypothèses et leurs démonstrations.

Comment déciderions-nous, dans le cas d'une «crise», quelles sont les parties des mathématiques à garder et celles jeter? Leur utilité en serait un critère principal, mais le plus souvent leur utilité se trouve dans la création de plus de mathématiques que dans leur applications au monde réel! Voilà pour mon analyse des mathématiques.

Quelques explications partielles. Je vais organiser mon explication de l'efficacité déraisonnable des mathématiques en quatre rubriques.

1. Nous voyons ce que nous voulons trouver. Cela ne surprend personne si après avoir mis des lunettes teintées en bleu, le monde peut sembler bleuté . Je vous propose quelques exemples pour montrer cela est vrai dans les sciences actuelles. Pour ce faire, je vais de nouveau devoir défier un grand nombre de conceptions fermement ancrées, qui donne lieux a des débats passionnés. Mais veuillez bien prendre la peine de m’écouter.

J'ai pris dans la première partie l'exemple des scientifiques pour une bonne raison. Pythagore est selon moi le premier vrai grand physicien. C'est lui qui a découvert que nous vivions dans ce que les mathématiciens appellent L2 — un monde ou la somme des carrés des deux côtés d'un triangle rectangle donne le carré de l'hypoténuse. Comme je l'ai déjà dit, ce n'est pas là un résultat des postulats de la géométrie — c'est un des résultats qui ont façonnés les postulats.

Considérons maintenant le cas de Galilée. Il y a peu, j'ai tenté pour ainsi dire me mettre dans la peau de Galilée, afin de comprendre comment il en est venu à découvrir la loi de la chute des corps. J'essaie de faire ce genre de chose afin que je puisse apprendre à penser comme les maîtres — j'ai délibérément cherché à penser comme eux auraient pu le faire.

Dans cas présent, Galilée était un homme instruit et maitrisait les arguments scolastiques. Il savait très bien comment déterminer le nombre d'anges présents dans un tête d'épingle, comment présenter les deux aspects d'une même question. Il a été rompu a cet art bien mieux que quiconque a l’époque. Je l'imagine un jour assis deux balles, l'une lourde l'autre légère, chacune dans un main, a les lancer légèrement. Il se dit, en les soupesant, "Il apparait évident pour quiconque que les objets lourds tombent plus vite que ce qui sont légères — et de tout manière, c'est Aristote qui l'a dit." "Mais supposons," se dit-il, avec sa maniere de penser, "que dans sa chute, le corps se brise en deux morceaux. Alors bien sûr, les deux morceaux se doivent de ralentir immédiatement à la vitesse appropriée a leur poids. Mais supposons en outre qu'un des morceaux en arrive à toucher l'autre. Doivent-ils désormais être considérés comme une seule pièce et accélérer en conséquence ? Supposons que j'ai attaché les deux morceaux ensemble. Comment faut-il les lier pour en faire une seule et même pièce ? Avec une ficelle ? Avec une corde? Avec de la colle? A partir de quel moment les morceaux ne font-il plus qu'un? "

Plus il y réfléchissait — et vous pouvez faire cet exercice — plus déraisonnable devenait la question de savoir quand est-ce que deux corps ne font qu'un. Il n'y a tout simplement pas de réponse raisonnable à la question de savoir comment un corps connait son poids — s'il n'est fait que d'un, deux ou plusieurs morceaux. Puisque les corps qui chutes chutent, la seule explication possible est qu'ils tombent tous à la même vitesse, à moins d’être gênés par d'autres forces. Ils ne peuvent pas faire autrement. Il se peut qu'il ait après fait quelques expériences, mais je soupçonne fortement qu'il se soit passé ce que je viens de raconter. J'ai découvert plus tard une histoire semblable dans un livre de Polya [7]. Galilée a découvert sa loi non pas en expérimentant, mais par un exercice de pensée ordinaire, par un raisonnement scolastique.

Je sais que les manuels scolaires présentent souvent la loi corps en chute comme une observation expérimentale; je veux faire valoir qu'il s'agit d'une conséquence logique, issue de notre façon de penser.

Newton, les livres nous l'apprennent, aurait déduit la loi du carré inverses a partir des lois de Képler, bien que cela soit souvent présenté en sens inverse; les manuels déduisent les lois de Kepler a partir de la loi des carrés inverses. Mais si vous admettez des principes comme la conservation de l'énergie l’idée selon laquelle nous vivons dans un espace euclidien tridimensionnel, alors de quelle autre façon un champ de force centrale symétrique pourrait-il s’atténuer? Les mesures de l'exposant, acquises en faisant des expériences, sont en grande partie des tentatives de permettant de déterminer si l'on vit bien dans un espace euclidien, et non une mise en cause de la loi du carré inverse.

Mais si vous n'aimez pas ces deux exemples, je ferais recours a la loi la plus en vogue ces derniers temps, celle du principe d'incertitude. Il se trouve j'ai récemment été impliqué dans l'écriture d'un livre sur les filtres numériques [8] alors que je ne connaissais que très peu sur le sujet. Partant, je posait des le début la question: "Pourquoi devrais-je faire toutes mes analyses en termes d'intégrales de Fourier? Quels sont les outils naturellement adaptes au problème ?" J'ai très vite découvert, comme beaucoup d'entre vous le savent déjà, que les fonctions propres d'une translation sont les exponentielles complexes. Si vous voulez une propriété d'invariance temporelle, et c'est ce que veulent les physiciens et les ingénieurs (de sorte qu'une expérience réalisée aujourd'hui ou demain donnera les mêmes résultats), alors vous êtes amenés a considérer ces fonctions. De même, si vous croyez en la linéarité, celles-ci sont encore des fonctions propres. En mécanique quantique, les états quantiques sont superposables; il ne s'agit pas seulement d'un approximation linéaire bien pratique. Ainsi, les fonctions trigonométriques sont des fonctions propres dont on a besoin à la fois en théorie des filtres numériques et en mécanique quantique, pour ne citer que ces deux domaines.

Maintenant, quand on utilise ces fonctions propres, on est naturellement conduit à représenter diverses fonctions, d'abord comme un certain quantité dénombrable, puis comme une quantité non dénombrable, à savoir, les séries de Fourier et les intégrales de Fourier. Eh bien, il y a un théorème de la théorie des intégrales de Fourier que stipule que le produit de la variance de la fonction par la variance de sa transformée excède une constante fixe, 1/2pi selon certaines conventions. Cela me mène a penser que l'on peut trouver le principe d'incertitude dans tout système linéaire présentant une invariance temporelle. La valeur de la constante de Planck est une question d'identification des variables au sein des intégrales, mais l'inégalité est présente quoiqu'il arrive.

Pour autre exemple de ce qui a souvent été considéré comme une découverte scientifique mais qui s'avère n'avoir été introduites que par notre intervention, je veux faire appel au fait bien connu que la distribution des chiffres qui constituent les constantes physiques n'est pas uniforme; en réalité, le premier chiffre est 1, 2 ou 3 dans 60% des case, tandis que les chiffres 5, 6, 7, 8 et 9 n'apparaissent en premiere place que 40% du temps environ. Cette répartition s'applique à de nombreux types de nombres, y compris dans la distribution des nombres des coefficients d'une série de puissance ayant une seule singularité sur le cercle de convergence. Un examen attentif de ce phénomène montre qu'il s'agit essentiellement d'un artéfact de la façon dont nous utilisons les nombres.

Après vous avoir donné quatre exemples très différents de situations pour peu évidentes, il ressort que le phénomène initial provient des outils mathématiques que nous utilisons et non du monde réel, je suis prêt défendre le fait que beaucoup de ce que nous voyons provient des lunettes que nous voulons bien mettre. Bien sûr, cela va à l'encontre de beaucoup de ce qu vous a été enseigné, mais veuillez prendre la peine d'examiner ces arguments soigneusement. Vous pouvez dire que c'est l'expérience qui nous a imposé le modèle, mais je tend a suggère que plus vous réfléchirez a ces quatre exemples, plus vous inconfortable vous serez amenés a devenir. Je n'ai pas choisi ces exemples de théories au hasard : il s'agit de de concepts majeurs en physique.

Ces dernières années, c'est Einstein qui a le plus véhément proclamé la simplicité des lois physiques, qui a utilisé les mathématiques de façon si prédominante qu'il s'est fait connaitre en tant que mathématicien. Lorsque l'on examine son article sur la théorie de la relativité restreinte [9], on a le sentiment que l'on a affaire à une approche philosophe scolastique. Il savait d'avance ce que a quoi la théorie devrait ressembler, et il a exploré ces théories avec des outils mathématiques, et non des expériences concrètes. Il était si sûr de la véracité des théories de la relativité que, lorsque des expériences furent menées pour les vérifier, il n'était pas tellement intéressé par leurs conclusions, en disant qu'elles devaient donner tels résultats, sinon quoi les expériences devaient être fausses. Et pour beaucoup ces deux théories de la relativité se reposent davantage sur des considérations philosophiques que sur des expériences réelles.

Ainsi ma première réponse à la question de l'efficacité déraisonnable des mathématiques, c'est que nous abordons les situations avec un outil intellectuel que dans de nombreux cas l'on ne peut trouver ce que l'on cherche. C'est a la fois aussi simple et terrifiant que cela. Ce qui nous a été enseigné, proclamant que la science est basée sur expériences tirées du monde réel n'est que partiellement vrai. Eddington est allé plus loin en affirmant qu'un esprit suffisamment sage pouvait déduire de lui même toutes les lois de la physique. Je ne fais que suggérer qu'un nombre surprenant de choses peuvent être déduite du raisonnement. Eddington a illustré cela par une belle parabole. : "Des hommes sont partis pêcher en la mer avec un filet, et à l'examen ce qu'ils capturés, ils ont conclu que les poissons de la mer avaient une taille minimale"

2. Nous choisissons le type de mathématiques à utiliser. Les mathématiques ne fonctionnent pas toujours. Lorsque nous nous sommes rendus compte que les scalaires ne fonctionnaient plus pour les forces, nous avons inventé une nouvelle mathématique, celle des vecteurs. Et dans le prolongement, nous avons inventé les tenseurs. Dans un livre que j'ai écrit récemment [10], les entiers conventionnels sont utilisés comme indices dans les notations, et les nombres réels sont utilisés lorsque l'on a recours aux probabilités; hormis cela, toute l'arithmétique et l'algèbre qui dont il est question dans ce livre, et il y a en beaucoup, suit règle selon laquelle

1 +1 = 0.

Ainsi, mon deuxième explication est que nous choisissons les mathématiques qui s'adaptent à la situation, et il est faux de dire que les mathématiques fonctionnent partout pareil.

3. La science répond en réalité a peu de problèmes. Nous avons l'illusion que la science a des réponses à la plupart de nos questions, mais ce n'est pas le cas. Des les temps primitifs, les hommes se sont penchés sur des questions comme ce que sont la Vérité, la Beauté et la Justice. Mais pour ce qu'il m'est donné de constater, la science n'y a en rien apporté réponses, et je n'ai pas l'impression que la science y repondra dans un avenir proche. Tant que nous utilisons une mathématique dans laquelle l'ensemble est la somme des parties, il y a peu de chance de voir les mathématiques comme un outil majeur dans l'examen de ces trois célèbres questions.

Et dans les faits, si l'on veut généraliser, la quasi-totalité de notre expérience dans ce monde ne relève pas du domaine des sciences ou des mathématiques. En outre, nous savons (du moins nous pensons savoir) que, d’après le théorème de Godel, il y a des limites bien définies à ce que la manipulation de symboles logiques permet, qu'il y a des limites au domaine des mathématiques. Ce fut un réel un acte de foi de la part des scientifiques que de construire un monde qui puisse être expliqué en des termes simples qui permettent un manipulation par les mathématiques. Quand se rend compte de tout ce a quoi la science n'a pas encore répondu, ses succès paraissent bien moins impressionnants.

4. L'évolution de l'homme a fourni le modèle. J'ai déjà abordé la question de l'évolution de l'homme. J'ai fait remarqué que dans les premières formes de vie, il devait déjà y avoir les germes de notre capacité actuelle a créer et a suivre de longues chaînes de raisonnement logique. Certaines personnes [11] ont par ailleurs soutenu que l'évolution darwinienne permettrait de sélectionner les formes de vie qui ont en leurs esprits les meilleurs modèles de la réalité — par meilleur s'entend plus apte a survivre et a se propager. Il ne fait aucun doute qu'il y a un part de vérité dans cela. Nous constatons, par exemple, que nous a concevoir le monde quand il est de taille comparable à la notre et a celle de nos sens, mais que lorsque l'on change d’échelle les difficultés commencent. Il semble que nous ne soyons pas capable de convenablement appréhender le monde au-delà d'un taille raisonnable.

C'est ainsi qu'il y a des odeurs que les chiens peuvent sentir et que nous ne pouvons sentir, des sons que les chiens peuvent entendre et que nous ne pouvons entendre, et encore des couleurs que nous nous ne pouvons voir et de saveurs dont nous ne pouvons nous délecter. Des lors pouquoi, compte tenu de la façon dont nos cerveaux sont câblés, la remarque "Peut-être y a-t-il des pensées nous ne pouvons pas concevoir" vous surprendrait-elle ? L'evolution, jusqu'à présent, pourrait nous avoir empêché de penser suivant certaines directions ; il se pourrait qu'il y ait des pensées impensables.

Si vous gardez a l'esprit que la science moderne n'a que 400 ans environ, et qu'il y a eu de 3 à 5 générations par siècle, il n'y a donc eu que 20 générations tout au plus depuis Newton et Galilée. Si vous établissez a 4000 ans l'âge de la science, vous aurez comme limite supérieure 200 générations. En considérant que les effets de l’évolution se produisent suivant de petites variations, il ne semble pas qu'elle puisse expliquer plus qu'une petit part du déraisonnable de l’efficacité des mathématiques.

Conclusion Tout ceci considéré, je suis contraint de conclure a la fois que les mathématiques sont déraisonnablement efficaces et que la somme de toutes les explications que j'ai donné n'est tout simplement pas suffisante pour expliquer ce que je m’était donné d'expliquer. Je pense que nous — je veux dire vous, principalement — devons continuer à essayer d'expliquer pourquoi le côté logique des science — son sens mathématique, principalement — est l'outil le plus approprié pour explorer l'univers tel que nous percevons à l'heure actuelle. Je suppose que mes explications sont a peine aussi bonnes que celles des Grecs de l'antiquité, qui pour répondre a l'aspect matériel de la question, que l'univers est par nature fait de la terre, du feu, de l'eau et de l'air. Le côté logique de la nature de l'univers requiert une exploration plus poussée.

 

References :

1. E. P. Wigner, The unreasonable effectiveness of mathematics in the natural sciences, Comm. Pure Appl. Math., 13 (Feb. 1960).

2. R. Courant and H. Robbins, What Is Mathematics? Oxford University Press, 1941.

3. L. Kronecker, Item 1634. in On Mathematics and Mathematicians, by R E Moritz.

4. Euclid, Euclid's Elements, T. E. Heath, Dover Publications, New York, 1956.

5. G. Cardano, The Great Art or Rules of Algebra, transl. by T. R. Witmer, MIT Press, 1968, pp. 219-220

6. Imre Lakatos, Proofs and Refutations; Cambridge University Press, 1976, p. 33.

7. G. Polya, Mathematical Methods in Science, MAA, 1963, pp. 83-85.

8. R. W. Hamming, Digital Filters, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, NJ., 1977.

9. G. Holton Thematic Origins of Scientific Thought, Kepler to Einstein, Harvard University Press, 1973.

10. R. W. Hamming, Coding and Information Theory, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, NJ., 1980.

11. H. Mohr, Structure and Significance of Science, Springer- Verlag, 1977.