Toi et ta recherche

Richard Hamming
Transcription du séminaire donnée au colloque du
Bell Communications Research du 7 Mars 1986
par J.F Kaiser

traduction par Antoine Wojdyla et Dr. Goulu, depuis les archives de Gabriel Robins

Le 7 Mars 1986, lors d'un séminaire du Bell Communications Research, le Dr Richard W. Hamming, professeur à la Naval Postgraduate School de Monterey (Californie) et chercheur retraité du Bell Labs, a fait un discours éclairant qu'il a intitulée "Toi et ta recherche", faisant salle comble devant un public composé de deux cent membres du personnel du Bellcore et de visiteurs venant du Morris Research and Engineering Center. Cette conférence avait pour objet les interrogations et les observations de Hamming sur la question suivante : "Pourquoi si peu de scientifiques ont un impact considérable sur les sciences, tandis que les autres finissent dans l'oubli?". Après plus de quarante années d'expérience, dont trente passées au Bell Labs, il a recueilli un certain nombre d'observations directes, il a posé méticuleusement des questions très pointues sur le pourquoi le commment de ces réalisations; il a étudié la vie des grands scientifiques et ainsi que leurs contributions les plus importantes, avant de faire sa propre introspection et étudier les théories de la créativité. Ce discours rassemble ce qu'il a appris sur les scientifiques : leurs capacités intellectuelles, leurs traits de caractère, leurs habitudes de travail, leurs attitudes et leurs philosophies.

Afin de pouvoir le diffuser leplus possible, l'enregistrement qui a été fait de ce discours a été soigneusement retranscrit. Cette transcription comprend également les discussions qui ont suivies dans la partie "Questions et réponses". Comme pour n'importe quel discours, la version retranscrite ne permet pas de restituer la voix et les gestes de l'orateur : seule l'écoute de l'enregistrement est à même de redonner son ampleur au message. Même si l'enregistrement de Richard Hamming était parfaitement intelligible, celui de certaines questions ne l'était pas. Lorsque l'enregistrement n'était pas intelligible, j'ai ajouté entre parenthèses les remarques du questionneur. Lorsque l'enregistrement n’était pas compréhensible, j'y ai ajouté quelques commentaires entre parenthèses. Quand il y avait une question dont je pouvais discerner l'auteur, je suis allé le voir par la suite voir pour m'assurer de ma bonne compréhension de leur intervention.

INTRODUCTION DU DR. RICHARD W. HAMMING

En tant que conférencier des colloques de recherche de Bell Communications, le Dr Richard W. Hamming de la Naval Postgraduate School de Monterey (Californie) fut introduit par Alan G. Chynoweth, vice-président du département de recherche appliquée du Bell Communications Research.

Alan G. Chynoweth:Bonjour à tous, chers collègues et anciens collègues de Bell Labs, qui êtes, je le conçois, aujourd'hui avec nous pour ce que je considère comme un moment privilégié. J'ai en effet le grand plaisir de vous présenter mon vieil ami et collègue de longue date : Richard Hamming, Dick pour les intimes.

Dick est l'un des plus grands chercheur en mathématiques et en sciences informatiques de tous les temps, et je suis sûr que je n'ai pas besoin vous le rappeler aujourd'hui. Il a débuté ses études dans les universités de Chicago et du Nebraska; il a ensuite fait sa thèse à l'université de l'Illinois, avant de rejoindre le centre de recherche de Los Alamos durant la guerre. Suite à cela, il a rejoint le Bell Labs en en 1946. Et c'est bien sûr alors que j'ai rencontré Dick - lorsque j'ai moi-même rejoint le département de recherche en physique du Bell Labs. A cette époque, l'équipe de recherche en physique avait l'habitude de déjeuner ensemble et, sans que l'on ne comprenne trop bien pourquoi, cet homme venant du département de mathématique était toujours content de se joindre à nous. Nous étions toujours heureux qu'il nous rejoigne, car il amenait avec lui beaucoup d'idées et de points de vue, souvent peu orthodoxes. Ceux déjeuners étaient très stimulants, je peux vous le garantir !

Bien que nos trajectoires professionnelles n'aient pas toujours été très proches au fil du temps, j'arrêtais parfois Dick dans les couloirs du Bell Labs pour discuter, car j'avais toujours beaucoup d'admiration pour ce qu'il faisait. Je pense que son héritage scientifique en témoigne. Je vous épargne les détails, mais laissez-moi par exemple mentionner qu'il a écrit sept livres, qui traitent de sujets aussi variés que les mathématiques, l'informatique, la théorie de l'information et du codage; parmi ceux-là, trois en sont déjà à leur deuxième édition. Cela rend bien compte de la carrure et de la fécondité de Dick Hamming

Je crois que la dernière fois que je l'ai croisé - ça doit faire une dizaine d'années - ce devait être lors d'une petite conférence à Dublin, où nous étions tous deux orateurs. Comme d'habitude, il était toujours plein d'humour. Pour vous donner un aperçu des réflexions étonnantes dont il nous faisait part: je me souviens de lui me disant "Il y a des longueurs d'onde que les gens ne peuvent pas voir, il y a des sons que les gens ne peuvent pas entendre, et il se pourrait que les ordinateurs aient des pensées que les gens ne peuvent pas avoir". Eh bien, Dick Hamming étant parmi nous, nous n'avons pas besoin d'ordinateur! Je suis sûr que nous allons avoir là un exposé extrêmement intéressant.

LA CONFERENCE: "Toi et ta recherche" du Dr Richard W. Hamming

C'est un réel plaisir d'être ici. Je ne sais pas si j'arriverai à tenir jusqu'à l'introduction. Le titre de l'exposé que je vais vous présenter est : "Toi et ta recherche". Je ne vais pas parler de la gestion de la recherche en général, mais de comment d'un point de vu individuel il faut faire de la recherche. J'aurais pu faire mon exposé sur un quelconque autre sujet - mais non, c'est bien de vous dont je vais parler. Je ne vais pas parler du chercheur qui mouline dans son coin, non : je vais parler de la recherche de haut niveau. Et quand je parle de parle de haut niveau, j’entends me référer à des travaux de l'envergure d'un prix Nobel. Il ne doivent pas nécessairement valoir un prix Nobel, mais avoir une portée perçue considérable. Comme la Relativité par exemple, la théorie de l'information de Shannon ou d'autres théories en vogue - c'est de choses de ce niveau dont j'entends vous parler.

Maintenant, comment suis-je arrivé étudier ces choses-là? A Los Alamos, j'ai été amené à faire fonctionner des machines de calcul que d'autres étaient parvenu à faire marcher, pour que ces scientifiques et ces physiciens qui les avaient conçues puissent reprendre leurs travaux habituels. Je voyais bien qu'au fond, je n'étais qu'un larbin. Je voyais que quand bien même nous étions égaux physiquement, ils étaient différents. Et pour tout dire, j'étais jaloux d'eux. Je voulais savoir ce qui faisait qu'ils étaient si différents de moi. Je côtoyais Feynman. Je croisais Fermi et Teller. Je voyais Oppenheimer. J'avais des réunions avec Hans Bethe: c'était lui mon patron. Je voyais un petit nombre de personnes incroyablement douées. J'en suis donc venu à m'intéresser ce qui faisait la différence entre ceux qui faisaient et les autres, qui auraient pu faire.

Lorsque je suis arrivé au Bell Labs, j'ai atterri dans un département très productif. Bode était le chef du département à l'époque; Shannon en faisait aussi partie, et quelques autres personnes. Je continuais donc de me demander "Pourquoi?" et "Qu'est-ce qu'il y a de différent entre eux et moi?" Pour le comprendre, je me mis à lire des biographies, des autobiographies; à poser aux gens des questions comme : "Comment en êtes-vous arrivé là?" Je tentais d'établir quelles différences il y avait entre eux et moi. Et c'est de ces différences dont je veux vous parler.

Mais quelle importance de faire un tel exposé? C'est important à mes yeux car, autant je sache, chacun de vous ne vit qu'une seule fois. Et quand bien même croiriez-vous en la réincarnation, cela ne vous avancerait pas plus! Pourquoi ne pas faire des choses significatives au cours de cette vie, quelle que soit votre manière d'appréhender les choses? Je ne vais pas définir ce que j'entends par significatif - vous imaginez bien le genre de choses dont je parle. Je parlerais essentiellement à propos de la science parce que c'est le champ dans lequel j'ai fais mes recherches. Mais pour autant que je sache, et cela m'a été confirmé par ailleurs, beaucoup de ce que je vais dire s'applique à de nombreux autres domaines. Ce qui caractérise un travail remarquable est très semblable selon les domaines, mais je me limiterais au cas de la science.

Pour m'adresser à vous personnellement, il me faut parler à la première personne. Je dois vous inciter faire fi de la modestie et arriver à vous faire dire, "Oui, je veux faire des travaux qui soient de première importance." Dans notre société, les gens grimacent quand ils en voient d'autre se donner de la peine lorsqu'ils veulent faire de très bons travaux. Vous n'êtes pas supposer vous donner de la peine : tout doit tomber du ciel, et vous ferez de grandes découvertes grâce au hasard. Eh bien, c'est idiot de penser cela. Je veux dire... pourquoi ne pas vous donner comme ambition de faire quelque chose de remarquable? Vous n'auriez pas à le dire aux autres, mais seulement à vous-même, "Oui, je voudrais faire quelque chose de significatif."

Avant de continuer, je dois laisser en retrait ma modestie et vous parler à la première personne, de ce que j'ai vu, fait et entendu. Je vais parler de personnes que certains d'entre vous connaissent, et j'espère que lorsque nous nous quitterons, vous ne direz pas que c'est moi qui l'ai dit.

Laissez-moi commencer, non pas logiquement, mais psychologiquement. Je qu'il faut poser une objection majeure aux les gens pensent les grandes découvertes sont à mettre au crédit de la chance. Que tout est une question de chance. Eh bien, prenez Einstein. Notez combien de choses différentes il a faites qui étaient de haute volée. N'était-ce que de la chance? N'était-elle pas un peu trop répétitive? Prenez Shannon maintenant. Il n'a pas que fait la théorie de l'information. Plusieurs années auparavant, il avait fait d'autres choses utiles, certaines d'entre elles étant toujours en vigueur en sécurité et en cryptographie. Il a fait beaucoup de bonnes choses.

Vous constaterez, encore et toujours, que les gens brillants ont bien plus qu'une grande réalisation. De temps en temps, il arrive qu'une personne ne fasse qu'une découverte dans sa vie (nous en reparlerons), mais il y a souvent de phénomènes de répétition. Je prétends que la chance seule ne saurait pas tout expliquer. Et je veux citer Pasteur : "La chance ne sourit qu'aux esprits bien préparés". Et je pense que cela traduit bien ma façon de voir les choses. Bien sûr qu'il faut parfois d'un peu de chance, et bien sûr qu'il ne s'agit pas que de cela. L'esprit préparé tôt ou tard trouve quelque chose d'important et s'en empare. Alors oui, il y a un peu de hasard. Le sujet sur lequel vous travaillez, c'est le hasard, mais pas ce que vous en faites.

Par exemple, lorsque je suis arrivé aux Bell Labs, j’ai, pendant un moment, partagé un bureau avec Shannon. A la même époque, tandis qu'il faisait de la théorie de l'information, je faisais de la théorie du codage. Il est curieux que tous deux nous fussions au même endroit, au même moment - il y avait quelque chose dans l'air. Et là vous me direz : "Ça, c'était de la chance". Mais d'un autre côté, vous pourriez également vous demander "Mais pourquoi, de toutes les personnes aux Bell Labs, c'est ces deux-là l'ont fait?" Oui, c'est en partie la chance, et c'est en partie grâce à des esprits préparés, mais c'est de ce dernière point que je vais vous parler. Ainsi, bien que je vais revenir plusieurs fois sur la notion de chance, je veux me débarrasser de la chance comme étant le seul critère qui fera la grandeur de votre travail. Je prétends que vous devez en prendre le contrôle, même partiellement. Et je citerais pour finir Newton. Newton a dit : "Si d'autres avaient réfléchi aussi fort que moi, alors ils auraient eu des résultats comparables."

Voyez-vous, une des grandes caractéristiques, que beaucoup de gens partagent, y compris le grands savants, c'est que généralement, quand ils étaient jeunes, ils avaient des idées saugrenues qu'ils ont eu le courage de poursuivre. Par exemple, Einstein, vers ses 12-14 ans, s'est posé la question suivante : "A quoi ressemblerait une onde lumineuse, si j'allais à la vitesse de la lumière pour l'observer?" Il savait que la théorie électromagnétique disait qu'il ne peut avoir un maximum local stationnaire. Mais que s'il se déplaçait avec l'onde à la vitesse de la lumière, il aurait dû en toute rigueur voir ce maximum local. Il pouvait voir une contradiction à l'âge de 14 ans ou autour, quelque chose ne tournait pas rond et que donc la vitesse de la lumière avait un truc particulier. Peux-t-on attribuer à la chance le fait qu'il soit parvenu à établir la théorie de la relativité restreinte? Très tôt, il avait déjà découvert certaines pièces futures en fragmentant sa pensée. Voilà donc une condition nécessaire mais pas suffisante. Et toutes les choses dont je vais vous parler vont à la fois faire intervenir la chance, mais pas uniquement.

Que diriez-vous d'avoir beaucoup de neurones ? C'est de bon augure. La plupart d'entre vous dans cette salle ont probablement largement assez de neurones pour faire des découvertes de premier plan. Mais il ne suffit pas d'avoir beaucoup de neurones pour faire de grandes choses. Ceux qui sont des "têtes" le sont chacun à leur manière. En mathématiques, en physique théorique, en astrophysique, on associe l'intelligence à la faculté de manipuler des symboles. Et chez ces personnes, les tests de QI atteignent des sommets. Mais dans d'autres domaines, les choses sont différentes. Par exemple prenez Bill Pfann, l'inventeur du procédé de cristallisation par zone fondue, qui vint un jour me voir de mon bureau. Il savait vaguement ce qu'il voulait et il connaissait quelques équations en relation. Il me paraissait clair que cet homme ne connaissait pas les mathématiques à fond et il n'était pas vraiment très organisé. Son problème me sembla intéressant, et je l'amenai chez moi pour travailler dessus. Je lui montrai finalement comment faire fonctionner les ordinateurs afin qu'il puisse calculer ses propres résultats. Je lui ai apporté la puissance du calcul. Il avait pris son courage à deux mains, sans vraie reconnaissance de son département, mais il finit par ramasser toutes les récompenses qui existaient dans le domaine. Une fois qu'il s'était mis à pied d'œuvre, sa timidité, maladresse et son côté brouillon se sont éclipsés et il devint bien beaucoup plus productif, de tout point de vue. Et il devint bien plus ordonné.

Et je peux citer une autre personne en exemple. J'espère qu'il n'est pas dans le public, parce que c'est un de vos collègue, le dénommé Clogston. Je l'ai rencontré lorsque je travaillais sur un problème avec l'équipe de John Pierce, et je trouvais qu'il ne valait pas grand-chose. J'ai demandé à mes amis qui avaient été avec lui à l'école : "Etait-il comme ça lors de ses étude supérieures?", "Oui" me répondirent-ils. Eh bien, perso, j'aurais renvoyé ce bonhomme; mais J.R. Pierce avait le nez fin et avait décidé de le garder. Clogston inventa finalement le câble Clogston. Après quoi il eut un flot ininterrompu de bonnes idées. Un seul succès lui apporta confiance et courage.

Une des caractéristiques des scientifiques féconds qu'il ont du courage. Une fois que vous arrivez à avoir ce courage et à croire que vous pouvez faire face d'importants problèmes, c'est alors que vous y arrivez. Si vous pensez que les choses ne sont pas possibles, presque à coup sûr vous ne vous lancerez pas. Le courage est l'une des choses que Shannon avait de remarquable. Vous n'avez qu'à penser à son théorème phare. Il veut créer une méthode de codage, mais il ne sait pas quoi faire donc il utilise un code aléatoire. Puis il se retrouve coincé. Et se pose la question insoluble : "Quelles seraient les performances d'un code moyen?" Il s'avère alors que le code est arbitrairement bon en moyenne, et que par conséquent il doit y avoir au moins un code qui se comporte bien. Qui d'autre qu'un homme avec un fantastique courage pourrait avoir osé penser les choses en ces termes? C'est la caractéristique des grands scientifiques : ils ont du courage. Ils iront de l'avant dans des circonstances incroyables; ils pensent et ne s'arrêtent pas.

L'âge est un autre facteur d'inquiétude pour les physiciens. Ils se disent toujours que c'est soit durant leur jeunesse, soit jamais. Einstein a fait des choses très tôt dans sa carrière, et tous les pères de la mécanique quantique étaient terriblement jeunes quand ils ont établi l'essentiel de leurs résultats. La plupart des mathématiciens, des physiciens théoriciens et astrophysiciens sont souvent à leur apogée durant leur jeunesse. Non pas qu'ils fassent du mauvais travail lorsqu'ils prennent de l'âge, mais leurs travaux les plus considérés sont ceux qu'ils ont produit étant jeunes. Tandis qu'en musique, en politique et en littérature, les travaux que l'on considère les meilleurs sont souvent faits tard. Je ne sais pas comment cela se passe dans votre domaine d'activité, mais l'âge semble avoir à faire là-dedans.

Mais laissez-moi vous dire pourquoi l'âge semble orienter les choses dans ce sens. En premier lieu, si vous faire du bon travail, vous vous retrouverez sur toutes sortes de comités et vous serez alors incapable d'avancer dans vos travaux. Vous pouvez vous retrouver dans la même situation de Brattain lorsqu'il a reçu le Prix Nobel. Le jour où son prix a été annoncé, nous nous sommes tous rassemblés dans l'auditorium. Arnold, et les trois lauréats se levèrent et firent des discours. Le troisième, Brattain, ayant pratiquement les larmes aux yeux, dit "Je sais les conséquences de l'attribution du prix Nobel, et je ne me laisserai pas avoir, Je resterai toujours la bon vieux Walter Brattain". Je me suis dit : "Sympa". Mais quelques semaines plus tard, je vis que ce mal l'affectait. Désormais, il ne pouvait plus travailler que sur de grands problèmes.

Lorsque l'on est célèbre, il est difficile de travailler sur de petits problèmes. C'est ce que pourtant fit Shannon. Après avoir fondé théorie de l'information, comment réitérer un tel succès? Les grands scientifiques font souvent cette erreur. Ils n'arrivent pas à se contenter de planter les petits glands qui ensuite font de beaux et grands chênes. Ils s'attaquent tout de suite aux gros morceaux. Et ce n'est pas la façon dont les choses se font. C'est donc une autre raison pour laquelle une reconnaissance précoce finit par vous stériliser. Je vais même vous donner ma citation préférée : "L'Institute for Advanced Study à Princeton, a, à mon avis, ruiné plus de bons scientifiques que n'importe quelle autre institution, à en juger par la différence entre ce que ces scientifiques ont fait avant leur arrivée et ce qu'ils ont fait ensuite. Non pas qu'ils ne sont pas qu'ils s'en sortaient mal, mais parce que s'ils étaient géniaux avant d'arriver, ils n’étaient plus que simplement bons par la suite.

Cela m'amène sur un autre sujet, peut-être désuet: celui des conditions de travail. Ce que la plupart des gens pensent être les meilleures conditions de travail ne le sont pas. Très clairement, elles ne le sont pas car les gens sont souvent plus productifs... lorsque les conditions de travail sont mauvaises. L'une des plus belles époques du laboratoire de physique de Cambridge, c'était lorsque leurs locaux s'apparentaient à des cabanes - ils firent à cette période de la physique belle comme jamais.

Je vais vous raconter l'histoire de ma vie personnelle. Dès le début, il me parut évident que les Bell Labs n'allaient pas me faire travailler, comme c'était alors le lot commun de programmeurs, sur des machines de calculs fonctionnant uniquement en binaire. C'était clair que ce ne ça se passerait pas ainsi. Mais c'était la façon de faire la plus répandue. J'aurais pu aller sur la côte Ouest et trouver un emploi dans une compagnie aérienne sans aucun problème, mais le lot des gens passionnants était aux Bell Labs, pas dans les compagnies aériennes. Je me suis longuement demandé :"Ai-je vraiment envie d'y aller ou pas?" et je me suis demandé comment je pourrais mêler le meilleur des deux mondes. J'ai fini par me dire : "Hamming, tu penses que ces machines sont capables de tout faire. Pourquoi ne pas leur faire écrire des programmes?" Ce qui me semblait au premier abord être un défaut m'a très tôt orienté vers programmation automatique. Ce qui semble être un défaut, bien souvent, si vous changez votre manière de voir les choses, peut se révéler être l'un de ses plus grands atouts. Mais il y a peu de chances que vous pensiez dès le premier abord : "Eh ! je n'aurais jamais assez de programmeur, comment serait-il possible de faire de la grande programmation?"

Et il y a beaucoup d'autres histoires comme la mienne; Hopper Grace peut vous en conter d'autres similaires. Je crois que si l'on regarde attentivement, on s’aperçoit que souvent les grands scientifiques, en déplaçant un peu le problème, transforment un défaut en un atout. Par exemple, de nombreux scientifiques, après avoir constaté qu'ils ne pouvaient pas résoudre à un problème, finissent par étudier les raisons de cette impossibilité. Ils prennent le problème à l'envers et se dirent "Mais bien sûr, c'est pour ça!' et obtiennet ensuite d'importantsrésultats. Donc, les conditions de travail idéales sont très inattentdues. Celles que l'on veut ne sont pas toujours les meilleures.

Parlons maintenant de moteur. Vous observerez que les plus grands scientifiques sont ceux qui ont le plus de pêche. J'ai travaillé pendant dix ans avec John Tukey aux Bell Labs. Il avait une patate extraordinaire. Un jour, trois ou quatre ans après mon arrivée, j'ai découvert que John Tukey était légèrement plus jeune que moi. John était un génie, et je n'en étais clairement pas un. Je me suis dirigé comme une furie vers le bureau de Bode et je lui demandai :"Comment quelqu'un de mon âge peut-il en savoir autant que John Tukey?"Il s'adossa dans son fauteuil, mis ses mains derrière sa tête, sourit légèrement, et dit: "Vous seriez surpris, Hamming, de tout ce que vous sauriez si vous aviez travaillé aussi durement que lui, pendant toutes ces années". Je sortis de son bureau tout décontenancé.

Ce que voulait dire Bode, c'était que "la connaissance et la productivité marchent un peu comme les intérêts composés." Prenez deux personnes de compétence égale, l'une personne travaillant dix pour cent de plus que l'autre : le premier produit plus de deux fois plus que le second. Plus vous en savez, plus vous en apprenez; plus vous en apprenez, plus vous pouvez faire de choses; plus vous pouvez faire de choses, plus vous avez d'opportunités - ça ressemble aux intérêts composés. Je ne veux pas vous donner de taux, mais c'est un taux très élevé. Prenez deux personnes ayant exactement les mêmes capacités, la seule personne qui s'arrange, les jours de beau temps comme les jours de pluie, pour avoir une heure de réflexion supplémentaire par jour, produira bien plus sur l'ensemble de son existence. J'ai pris cette remarque de Bode à cœur; j'ai passé ensuite beaucoup plus de mon temps à essayer de travailler un peu plus dur, et j'ai constaté qu'effectivement j'arrivais à achever plus de travail. Je n'aime pas le dire en face de ma femme, mais il m'est arrivé de la négliger un peu; il me fallait étudier. Il est nécessaire de négliger certaines choses si vous voulez vraiment obtenir c que vous voulez. Il n'y a aucun doute à ce sujet.

Sur ce sujet, Edison disait : " le Génie, c'est 99% de transpiration et 1% d'inspiration." Il a dû exagérer un peu, mais l'idée c'est que le travail acharné, régulier, peut vous amener étonnamment loin. L'effort soutenu, et un peu plus de travail, intelligemment dispensé, c'est ça qui le fait. C'est bien là le nœud du problème; l'acharnement, mal utilisé, ne vous mènera nulle part. Je me suis souvent demandé pourquoi tant de mes bons amis des Bell Labs, qui travaillaient aussi dur voire plus que moi, n'avaient pas plus de succès. L'emploi à mauvaisescient de l'effort est un problème très sérieux. Travailler dur ne suffit pas - il faut aussi bien cadrer son travail.

Il y encore un point sur lequel j'aimerais m'étendre : c'est celui de l'ambiguïté. Il m'a fallu un moment pour découvrir son importance. Les gens aiment à croire que les choses sont soit vraies soit fausses. Les grands scientifiques tolèrent très bien les ambiguïtés. Ils croient que la théorie est suffisante pour aller de l'avant; ils en doutent suffisamment pour en déceler les erreurs et les défauts afin qu'ils puissent continuer et créer des théories alternatives. Si vous croyez trop à la théorie, vous ne remarquerez jamais ses défauts, mais si vous en doutez trop, vous n'êtes pas prêt d'avancer. Cela relève d'un exercice d'équilibriste. Mais la plupart des grands scientifiques en sont bien conscients de la raison. Mais leurs théories sont vraies et elles sont également bien conscients de certains marginaux, qui légère ne cadrent pas tout et ils ne l'oublient pas. Darwin écrit dans son autobiographie qu'il a jugé nécessaire d'écrire chaque élément de preuve qui semblait contredire ses croyances parce que sinon ils disparaîtraient de son esprit. Lorsque vous trouvez des défauts apparents que vous avez à être sensibles et de garder trace de ces choses, et de garder un œil sur la façon dont ils peuvent être expliqués ou comment la théorie peut être changée à leur ajustement. Ce sont souvent les grandes contributions. Grandes contributions sont rarement effectuées en ajoutant une autre décimale. On en revient à un engagement émotionnel. La plupart des scientifiques sont très totalement engagés à leur problème. Ceux qui ne deviennent pas engagés ne produisent que rarement du travail de première classe.

Toutefois, l'engagement émotionnel ne suffit pas. Il ne s'agit, apparemment, que d'une condition nécessaire. Et je pense être en mesure de pouvoir vous dire pourquoi. Tous ceux qui ont étudié la créativité en sont finalement ramenés à dire : "la créativité jaillit du subconscient". N'importe quand, n'importe comment. Elle apparaît comme ça, par magie. Pourtant, nous en savons très peu sur le subconscient, mais une chose dont vous êtes bien conscients, c'est que vos rêves aussi émergents de votre subconscient. Et vous savez que vos rêves sont, dans une certaine mesure, le reflet de vos expériences de la journée. Si vous êtes profondément immergés et dédiés à votre sujet, jour après jour, semaines après semaines, votre subconscient n'a rien d'autre à faire que de travailler sur votre problème. Et puis vous réveillez un matin, ou pour certains un après-midi, avec la réponse. Pour ceux qui ne sont pas entièrement dédiés à leurs problèmes, l'inconscient se répand sur d'autres choses et ne produit pas de grands résultats. Donc, se gérer soi-même, c'est avoir affaire à un problème vraiment important et ne rien laisser d'autre détourner votre attention - garder son entière réflexion sur le problème. Gardez votre subconscient affamé de sorte qu'il soit obligé de travailler sur votre problème; vous pouvez dormir tranquille et obtenir la réponse dans la matinée, sans frais.

Alan Chynoweth a mentionné tout à l'heure que j'avais pour habitude de manger à la table des physiciens. J'avais déjà été mangé avec les mathématiciens et je me rendais compte que je connaissais déjà une bonne partie des mathématiques; à la vérité, je n'en n'apprenais guère. La table des physiciens était, comme il l'a dit, un endroit passionnant, mais je pense qu'il a exagéré sur mes contributions. C'était très intéressant d'écouter Shockley, Brattain, Bardeen, JB Johnson, Ken McKay et les autres, j'en apprenais beaucoup. Mais malheureusement vint un prix Nobel, puis une promotion; ne restait que le menu fretin. Personne ne voulait de ce qui restait. Et je n'avais plus d'intérêt à manger avec eux!

De l'autre côté de la salle à manger, il y avait la table des chimistes. J'avais déjà travaillé avec l'un de ces gars, Dave McCall; en outre, il courtisait notre secrétaire à l'époque! Je suis allé les voir et je leur ai demandé "Cela vous dérange-t-il si je me joins à vous?" Ils ne pouvaient dire non, et c'est comme ça que j'ai commencé à manger avec eux pour quelques temps. J'ai commencé par leur demander, "Quels sont les problèmes importants de votre domaine?" Et après une semaine ou deux, "Quels sont les problèmes importants sur lesquels vous travaillez?" Et encore un peu plus tard, je leur ai demandé "Si ce que vous faites n'est pas important, et si vous ne pensez pas que cela va mener à quelque chose d'important, pourquoi êtes-vous au Bell Labs à travailler dessus? " Je n’étais plus le bienvenu après cela; je devais trouver quelqu'un d'autre avec qui manger! C'était au printemps.

À l'automne, Dave McCall m'a interpellé dans le hall et m'a dit: "Hamming, votre remarque m'a hanté. J'y ai pensé tout l'été, à quels étaient les problèmes vraiment importants dans mon domaine. Je n'ai pas changé mon sujet de recherche", dit-il, "mais je pense que cela en valait la peine." Je lui ai dit : "Merci Dave" et je m'en allais. Je constatai deux mois plus tard qu'il était devenu le chef du département. J'ai appris l'autre jour qu'il était devenu membre de la National Academy of Engineering. Et qu'il avait réussi. Je n'ai jamais entendu à nouveau le nom de ses collègues à cette table en science et dans les milieux scientifiques. Ils étaient incapables de se demander "Quels sont les problèmes vraiment importants dans mon domaine?"

Si vous ne travaillez pas sur un problème important, il est peu probable que vous réalisiez un travail de grande envergure. C'est tout à fait logique. De grands scientifiques se sont penchés, de manière prudente, sur un certain nombre des problèmes importants de leurs domaines, et gardent un œil sur la manière de les aborder. Laissez-moi vous prévenir, le terme 'problème important' doit être formulé avec précaution. Trois problèmes en suspens de la physique, en un certain sens, n'ont jamais été abordés du temps où j'étais au Bell Labs. Par important, je veux dire qu'ils vous garantissent un prix Nobel et plein d'argent. Nous n'avons pas travaillé sur 1/ les voyages dans le temps 2/ la téléportation, et 3/ l'antigravité. Ce ne sont pas des problèmes importants, car il n'y pas encore d'angle d'attaque. Ce ne sont pas les conséquences qui fondent l'importance d'un problème, c'est surtout d'avoir un angle d'attaque suffisamment conséquent. C'est ce qui rend un problème important. Quand je dis que la plupart des scientifiques ne travaillent pas sur des problèmes importants, c'est en ce sens que je l'entends. Le scientifique moyen, pour autant qu'il existe, passe presque tout son temps à travailler sur des problèmes qui, selon lui, ne seront pas importants et dont il ne croit pas non plus qu'ils vont conduire à des problèmes importants.

J'ai parlé plus tôt de planter des graines pour faire pousser des grands chênes. Vous ne pouvez pas toujours savoir exactement où vous placer, mais vous pouvez rester actif près de là où quelque chose pourrait arriver. Et même si vous croyez que la science de haut niveau fait largement intervenir la chance, vous pouvez toujours vous tenir au sommet d'une montagne là où la foudre frappe; vous n'avez pas à vous cacher dans la vallée pour rester en sécurité. Mais le scientifique moyen ne faitqu'un travail routinier et la plupart du temps ne produit pas beaucoup. C'est aussi simple que ça. Si vous voulez faire de grandes choses, vous devez impérativement travailler sur de grands problèmes, et savoir de quoi il en retourne.

Au-delà de ces histoires tirées de John Tukey et d'autres, j'ai fini par adopter ce que j'ai appelé "L'Instant des Grandes Idées". Quand j'allais déjeuner le vendredi midi, je ne voulais discuter que de grandes idées. Par grandes idées, j'entends des choses comme :"Quel sera le rôle des ordinateurs au sein d'AT&T", "Comment les ordinateurs changeront-ils la science?" Par exemple, je faisais observer à cette époque que neuf expériences sur dix étaient faites dans la salle d'expérience, et une sur dix sur ordinateur. Je fis une fois la remarque aux vice-présidents qu'il se pourrait que cela soit un jour inversé, c'est à dire que neuf expériences sur dix seraient faites sur ordinateur et un sur dix dans le laboratoire. Ils savaient que j'étais un mathématicien fou que je n'avais aucun sens des réalités. Je savais qu'ils avaient tort et qu'ils ont fini par avoir tort à mes dépens. Ils ont construit des laboratoires alors qu'ils n'en n'avaient pas besoin. Je voyais que les ordinateurs étaient de transformer les sciences, et ce parce que je passais beaucoup de temps à me demander "Quel sera l'impact de l'ordinateur sur les sciences et que puis-je faire pour changer cela?" Je me suis demandé "Comment cela va-t-il changer les Bell Labs?" J'ai fait remarquer, en même temps, que plus de la moitié du personnel de Bell Labs serait en interaction étroite avec des machines à calculer avant que même je ne parte. Regardez : vous avez tous des terminaux maintenant ! J'ai beaucoup réfléchi à la direction que mon domaine prenait, où étaient les occasions, et quelles étaient les choses importantes à faire. Laissez-moi y aller pour me laisser l'occasion d'y faire des choses importantes.

La plupart des grands scientifiques connaissent une flopée problèmes importants. Ils ont quelque chose comme 10 à 20 problèmes majeurs pour lesquels ils sont à la recherche d'un angle d'attaque. Et quand ils voient une nouvelle idée qui émerge, on les entend dire "Cela peut traiter tel problème". Ils laissent tomber tout le reste et s'y attardent Maintenant, laissez-moi vous conter une histoire affreuse qui m'a été rapportée, mais dont je ne peux attester de l'entière véracité. J'étais assis dans un aéroport, en train de parler à un de mes amis de Los Alamos qui me racontait que le heureux hasard a fait que l'expérience de fission ait eu lieu en Europe, car que cela nous a poussé à travailler dessus aux Etats-Unis. Il me disait : "Non, à Berkeley nous avions rassemblé des tas de données; nous n'avions pas eu le temps de les analyser parce que nous étions en train de construire du nouveau matériel, mais si nous les avions réduites, nous aurions trouvé la fission". Elle était aux creux de leur main, et ils n'ont pas persévéré. Et ils sont arrivés deuxièmes!

Les grands savants, quand une opportunité s'offre à eux, savent la cueillir et la développer. Ils laissent tomber tout le reste. Ils s'en débarrassent et s'accrochent à cette idée, car ils ont déjà analysé les grands traits de la chose. Leurs esprits sont préparés, ils voient l'occasion et la saisissent. Seulement bien sûr, il y a beaucoup de fois où cela ne fonctionne pas, mais ce n'est pas la peine de de tomber sur beaucoup d'entre elles pour faire quelques découvertes scientifiques importantes. C'est presque facile, en fait. Le truc, c'est de vivre suffisamment longtemps!

Il y a un autre aspect, qu'il m'a fallu du temps pour découvrir. J'ai remarqué les faits suivants au sujet des personnes qui travaillent soit avec la porte ouverte, soit avec la porte fermée. J'ai constaté que si l'on travailler la porte fermée, on arrive à achever plus de boulot, de la veille au lendemain, que les autres. Mais dans 10 ans vous ne saurez plus très bien les problèmes sur lesquels il faut travailler; tout votre travail, aussi dur soit-il, n'aura qu’une importance marginale. Celui qui travaille avec la porte ouverte est sans cesse interrompu, mais il lui arrive d'entendre des bribes de ce que le monde devient, et en quoi cela pourrait devenir important. Bon, je ne peux pas vous donner la relation de cause à effet; vous pouvez me dire : "Une porte fermée va de pair avec un esprit fermé." Je ne sais pas. Mais je peux vous dire qu'il y a une corrélation assez bonne entre ceux qui travaillent avec les portes ouvertes et qui font des choses importantes au final, bien que les gens qui travaillent avec les portes fermées travaillent souvent plus dur. Quelque part, ils semblent qu'ils travaillent un peu à côté du sujet - pas beaucoup, mais assez pour leur faire rater la gloire.

Je veux vous parler d'autre chose. Cela débute par une chanson que, je pense, d'entre vous connaisse, "It ain't what you do, it's the way you do it" (Ce n'est pas ce que tu fais qui compte, mais la manière dont tu le fais, NdT) Je vais commencer par un exemple personnel. Je me suis fait embrigader dans une histoire où il fallait que je résolve par ordinateur, à l'ère du tout binaire, un problème que les meilleurs ordinateurs analogiques n'arrivaient pas à résoudre. Et je trouvais une solution J'ai longtemps réfléchi, et j'ai pensé : "Tu sais, Hamming, tu vas devoir déposer un rapport sur ce travail militaire, après avoir dépensé beaucoup d'argent, tu vas devoir rendre des compte, et tous les opérateurs sur installation analogique vont vouloir lire le rapport pour voir s'il ne contient pas d'erreur. " Je calculais l'intégrale requise par une méthode assez minable, pour ainsi dire, mais je trouvais la réponse. Et je me rendis compte qu'à la vérité le problème, ce n'était pas seulement d'obtenir la réponse, mais de démontrer pour la première fois, que je pouvais battre un ordinateur analogique sur son propre terrain et même aller au-delà avec un appareil numérique. J'ai retravaillé la méthode de résolution, j'ai élaboré une théorie qui était belle et élégante et j'ai changé la manière de calculer la réponse; les résultats n'étaient guère différents. Le rapport qui fut publié contenait une méthode élégante, qui fut des années plus tard connue sous le nom de "méthode de Hamming d'intégration des équations différentielles". Elle est quelque peu obsolète maintenant, mais elle fur une très bonne méthode pendant un moment. En changeant légèrement le problème, j'avais fait un travail important plutôt que trivial.

De la même façon, lorsque j'utilisais la machine du grenier dans les premiers temps, je résolvais les problèmes les uns après les autres; un bon nombre le furent avec succès, bien qu'il y ait eu quelques échecs. Je rentrais à la maison un vendredi, après avoir terminé un problème, et bizarrement, je n'étais content, mais déprimé. Je voyais la vie une longue succession de problèmes, l'autre après l'autre. Après un temps de réflexion, je me décidai : "Non, je dois faire dans la production de masse d'un produit variable. Je dois me sentir concernés par tous les problèmes de l'année à venir, et pas seulement ceux que j'ai sous les yeux." En changeant la façon d'aborder le problème, j'avais toujours le même genre de résultats voire mieux, mais j'ai changé des choses et eu une contribution importante. Je me suis attaqué au problème majeur - Comment pourrais-je dominer les machines et résoudre tous les problèmes de l'an prochain, alors que je ne sais pas ce qu'ils seront? Comment puis-je m'y préparer? Comment faire pour qu'ensuite je sois au top sur le sujet? Comment puis-je obéir à la règle de Newton? Il disait en effet : "Si j'ai su voir plus loin que les autres, c'est parce que je me suis tenu debout sur les épaules des géants." Ces jours-ci, on se marche sur les pieds les uns les autres!

Vous devriez faire votre travail de telle façon que les autres puissent construire par-dessus, qu'ils puissent se dire, "Oui, je me suis placé sur telles et telles épaules, et j'ai pu voir plus loin." La science est cumulative par essence. En changeant légèrement un problème, vous pouvez souvent faire un excellent boulot plutôt que quelque chose d'à peine correct. Au lieu d'attaquer des problèmes isolés, j'ai pris la décision que jamais plus je ne résoudrai de problème isolé, sauf s'ils sont caractéristiques.

Bon, si vous l'esprit d'un mathématicien, vous savez que les efforts fournis pour généraliser signifient souvent que la solution est simple. Souvent, il faut s'arrêter et se dire "C'est le problème tel qu'il est posé, mais possède les caractéristiques de ceci et de cela. Oui, je peux m'attaquer à toute une classe de problèmes avec une méthode largement supérieure à la méthode particulière parce que je n'ai plus à m'encombrer de détails inutiles." L'effort d'abstraction rend souvent les choses simples. De plus, j'ai donné les méthodes et préparé le terrain pour des problèmes à venir.

Pour terminer avec ces propos, je veux vous rappeler : "Il n'y a que le mauvais ouvrier pour accuser ses outils - celui qui est bon s'attache à son travail, fait avec les moyens qu'il a et en tire le meilleur." Et je suggère qu'en modifiant le problème, en regardant les choses différemment, l'on peut obtenir à la fin de grandes différences en terme de productivité, car on peut soit faire en sorte que les gens puissent en effet s'appuyer sur ce que l'on a fait, ou bien de telle sorte que la personne qui nous succède ne fasse au final que dupliquer ce que l'on vient de faire. Ce n'est pas qu’une question de boulot; c'est aussi dans la manière dont vous écrivez le rapport, la manière dont vous écrivez l'article, c'est tout un ensemble de choses. C'est tout aussi facile de faire boulot général que très particulier. Et c'est aussi beaucoup plus satisfaisant et enrichissant!

J'en arrive maintenant à un sujet qui fâche : il n'est pas suffisant de faire votre travail, vous devez aussi le vendre. 'Vendre' est quelque chose de difficile pour un scientifique. C'est très très mal; vous ne devriez jamais avoir à le faire. Le monde est censé vous attendre au tournant, et quand vous découvrez quelque chose de fantastique, tout le monde doit se précipiter et vous réserver le meilleur accueil. Mais en réalité, tout le monde est trop occupé par son propre travail. Vous devez présenter si bien votre travail que les gens mettront de côté leur travail, pour regarder ce que vous avez fait, lire, et finalement dire : " Ah ouais, pas mal!" Je suis sûr que lorsque vous ouvrez un journal, que vous en tournez les pages, vous vous demandez pourquoi vous lisez certains articles et pas d'autres. Vous feriez mieux d'écrire votre article de manière à ce que, quand il sera publié dans la Physical Review, ou ailleurs si vous voulez, les lecteurs ne se contentent pas seulement de tourner les pages, mais qu'ils s'arrêtent pour lire le vôtre. Si personnes ne s'arrête pour le lire, cela ne vous rapportera rien.

Il y a trois choses à faire pour mieux vendre. Vous devez d'abord apprendre à écrire de façon claire et précise, afin que les gens aient envie de vous lire; vous devez apprendre à donner des conférences relativement formelles; et vous devez aussi apprendre à participer à des réunions informelles. Nous avons beaucoup de ces "scientifiques de l'ombre" En conférence, ils sont silencieux. Trois semaines après, une décision est prise et sort un rapport vous expliquant pourquoi vous devriez faire ceci et cela. Et... c'est déjà trop tard. Jamais ils ne se lèveront au milieu d'une conférence très animée pour dire "Il faudrait faire ça pour telle et telle raison." Vous devez maîtriser cette forme de communication autant que les interventions préparées à l'avance.

Au tout début, j'étais pratiquement malade lorsque je faisais une présentation, et je me sentais très, très nerveux. Je me suis rendu compte qu'il fallait que j’apprenne à maîtriser mon discours ou sinon j'allais foirer ma carrière tout entière. La première fois que IBM m'a demandé de donner une conférence à New York un soir, j'ai décidé que je voulais faire un discours vraiment bon, ce voulait entendre les gens, non pas technique mais couvrant au contraire un large domaine; et qui si, à la fin ils avaient aimé, je leur dirais tranquillement : "Je pourrai revenir dès que vous le désirerez." En fin de compte, je finis par avoir beaucoup de pratique, en donnant des exposés à un auditoire restreint, et n'avais dès lors plus aucune crainte. Par ailleurs, je pouvais aussi déterminer quelles méthodes avaient été efficaces et lesquelles ne l'avaient pas été.

Quand j'allais à des réunions, je tentais toujours de comprendre pourquoi certains articles retiennent l'attention et pourquoi d'autres non. Ceux qui sont très pointus veulent faire des exposés très techniques et spécifiques. Alors que la plupart du temps le public veut une conférence très générale et il veut bien plus de mise en contexte et de généralités que celui qui parle n'est prêt à en donner. Par conséquence, de nombreux exposés ne servent à rien. Celui qui présente aborde un sujet pour soudain se plonger dans les détails qu'il a résolu. Peu de gens dans l'assistance sont capables de suivre. Vous devez d'abord dresser un tableau général, pour expliquer en quoi ceci est important, puis lentement donner un aperçu de ce qui a été fait jusqu'à présent. Et là, beaucoup se diront "Ah oui, Joe a fait ça" ou " Marie a fait cela; je comprends où il veut en venir. C'est vrai, Mary a vraiment donné une bonne présentation : je comprends ce que Marie a fait." La tendance est à donner un exposé très restreint, sans dangers, ce qui est généralement inefficace. Par ailleurs, de nombreuses présentations sont remplies avec beaucoup trop d'informations. Je vous dis donc qu'en fin de compte cette idée de vendre s'impose d'elle-même.

Résumons. Il faut commencer par travailler sur des problèmes importants. Je dis que ce n'est pas qu'une affaire de chance, mais je reconnais qu'elle tient un rôle non négligeable. J'adhère aux propos de "La chance sourit aux esprits préparés" Et je soutiens ce que je dis. Pendant des années des vendredis après-midis, consacrés à de grandes réflexions; cela veut dire que j'ai consacré 10% de mon temps à essayer de comprendre quels étaient problèmes les plus important dans le domaine, autrement dit ceux qui en valait la peine ou non. Je me rendis compte, dans les premiers temps, que je croyais "ceci", alors qu'au final je poursuivais "cela". J'étais un peu écervelé. Si je crois vraiment que c'est là que se situe l'enjeu, pourquoi diable aller dans cette direction? Je devais donc soit changer mon objectif soit changer ma manière de l'atteindre. Je décidai donc de changer ce que mes activités et de suivre la direction de ce qui me semblait important. C'est aussi simple que ça.

Maintenant, vous pourriez me rétorquer que vous n'avez pas de contrôle sur ce sur quoi vous devez travailler. Eh bien c'est vrai : au départ quand vous commencez, vous ne pouvez pas choisir. Mais une fois que vous avez un certain succès, il y a de plus en plus de personnes vous demandant des résultats que vous pouvez vous tous livrer, et vous avez alors une certaine liberté de choix, même si elle n'est pas totale. Je vais vous raconter une petit histoire à ce sujet, et qui porte sur le sujet de l'éducation des patrons. J'avais un patron nommé Schelkunoff; c'était (et il est toujours) un de mes très bons amis. Certains militaires vinrent un jour à moi et exigèrent des réponses d'ici vendredi. Le problème, c'était que j'avais déjà consacré toutes mes ressources informatiques à l'analyse de donnée instantanée pour un groupe de scientifiques; j'étais empêtré dans de petits problèmes, bien qu'importants. Cet officier voulait que je résolve son problème d'ici à Vendredi soir. Je lui ai répondu que "Non, je vous les donnerai Lundi" Je peux travailler dessus durant le week-end. Je ne vais pas le faire maintenant." Il alla voir mon chef, Schelkunoff et Schelkunoff vint me dire : "Vous devez faire ça pour lui. Il faut qu'il l'ait Vendredi". Je lui demandai : "Pourquoi devrais-je?"Ce à quoi il me répondit : "Il le faut" Je lui it "Très bien, Sergei, mais vous c'est vous qui serez assis dans votre bureau vendredi, quitte à prendre le dernier bus pour rentrer pour rentrer chez vous, en attendant que ce monsieur soit reparti." Je donnai au militaire les réponses le vendredi, en fin de journée. Je suis ensuite allé au bureau de Schelkunoff et je m'assis; alors qu'il sort, je lui dis "Vous voyez Schelkunoff, cet homme n'a rien sous son bras, mais je lui ai donné les réponses". Le lundi matin, Schelkunoff l'appelle et lui demande "Êtes-vous venu travailler ce week-end?" Je pouvais entendre, pour ainsi dire, la pause que fit l'officier lorsqu'il essaya de déterminer ce qui pouvait lui arriver, mais il savait qu'il aurait eu à émarger, et qu'il valait mieux ne pas dire qu'il était venu, alors il dit qu'il n'était pas venu. Même après que Schelkunoff lui ai dit : "Vous définissez vos délais, vous pouvez les changer".

Une leçon suffit à éduquer mon patron pour lui expliquer pourquoi je n'ai pas envie de faire de grosses tâches qui esquivaient la recherche exploratoire, et pourquoi j'avais raison de ne pas faire de travaux absorbant tous les moyens informatiques de recherche. Je voulais plutôt utiliser ces installations pour calculer un grand nombre de petits problèmes. Encore une fois, dans les premiers jours, j'étais limité en la capacité de calcul et il était clair, dans mans mon domaine, que "les mathématiciens avait pas besoin d'avoir recours aux machines." Mais j'avais besoin de plus de capacité de calcul. Chaque fois que je devais dire à un scientifique d'un autre domaine "Non je ne peux pas, je n'ai pas suffisamment de capacité de calcul", il se plaignait. Je lui disais alors :"Allez dire à votre vice-président que Hamming a besoin d'une plus grande capacité de calcul." Après un certain temps, je voyais ce qui se passait au sommet; beaucoup de personnes avaient dit à mon vice-président : "Votre homme a besoin de plus de capacité de calcul". Et je l’obtins !

J'ai aussi fait autre chose. Quand j'allouais à d'autres un peu de la puissance de calcul à notre disposition de l'ère informatique, je disais : "Nous ne recevons pas la reconnaissance que nos programmeurs qu'ils méritent. Lorsque vous publierez un article, vous remercierez tel programmeur ou bien vous n'obtiendrez plus d'aide de ma part. Ce programmeur se doit d'être remercié nommément, elle a travaillé dur". J'ai attendu deux ans. Je suis ensuite allé farfouiller une année d'articles du BSTJ et j'ai compté quelle fraction de ceux-ci remerciaient un programmeur. Je suis allé voir mon chef et je lui ai dit "C'est un rôle central que possède informatique au sein des Bell Labs; si le BSTJ est important, c'est que l'informatique l'est aussi" Il était obligé de s'y soumettre. Vous pouvez éduquer vos patrons. C'est une tâche difficile. Dans cet exposé, je ne fais référence qu'à l'approche bottom-up; et non à la version descendante. Mais je vous apprends comment il est vous est possible d'obtenir ce que vous voulez, envers et contre votre direction Vous devez aussi savoir leur vendre vos idées.

J'en arrive maintenant à la question : "L'effort à fournir pour devenir un grand scientifique en vaut-il la peine?" Pour répondre à cette question, il suffit de demander à ceux qui sont concernés. Lorsque vous parvenez à vaincre leur modestie, la plupart vous diront : "Oui, faire des choses de premier plan, tout en en ayant conscience, c'est aussi bon que vin, les femmes et les chansons pris tous ensemble'" ou, si c'est une femme, "aussi bon que le vin, les hommes et les chansons pris tous ensemble" Et si vous regardez les chefs, ils ont tendance à revenir ou demander des rapports, tout en essayant de participer à ces moments de découverte. Ils sont toujours présents. Donc évidemment, ceux qui l'ont fait seraient prêts à le refaire à nouveau. Mais ce genre de réponses ne mène pas loin. Je n'ai jamais osé demander à ceux qui n'ont pas fait grand de grandes découvertes ce qu'ils ont ressentaient. On est donc en présence d'un échantillon biaisé, mais je pense malgré tout que ça en vaut la peine. Je pense qu'il vaut la peine de faire des travaux de première importance, car à la vérité est, l'intérêt est plus à trouver dans la quête dans son aboutissement. Lutter pour faire de vous quelqu'un d'important semble être estimable en soi. Le succès et la gloire n'en sont en quelque sorte que la rançon, à mon avis.

Je vous ai dit comment faire. C'est si simple ! Pourquoi alors tant de gens, malgré tout leur talent, échouent-ils? Par exemple, il y a à ce jour, c'est mon avis, dans le département de mathématiques de Bell Labs, un certain nombre de personnes beaucoup plus capables et bien plus douées que moi, mais qui ne réussissent pas si bien. Certains d'entre eux ont produisent plus que moi; Shannon a produit plus que moi, et d'autres beaucoup également, mais j'ai été plus productive que nombre de mes collègues, pourtant mieux équipés. Comment cela se fait-il? Que leur est-il arrivé? Pourquoi tant de gens pourtant si prometteurs échouent-ils?

Parmi les raisons, on retrouve le dynamisme et l'implication. Les gens qui font un excellent boulot, même avec moins de capacités, mais entièrement impliquées, arrivent à faire bien plus que ceux qui sont plus doués, mais qui travaillent pendant le jour, rentrent chez eux pour faire d'autres choses, et reviennent travailler le lendemain. Ils n'ont pas l'implication suffisante, nécessaire en apparence pour fournir un travail d'envergure. Ils font très souvent du bon boulot, mais nous nous intéressons je vous le rappelle au de travaux de première importance Ce sont deux choses différentes. Les gens doués, très talentueux, font presque toujours du bon boulot. Mais nous parlons de découvertes qui sortent du lot, de ce qui nous vaut un prix Nobel et la reconnaissance de toute la communauté.

Le second problème est, selon moi, lié à des défauts de personnalité. Je vais vous parler d'un gars que j'ai rencontré à Irvine. Il avait été le chef d'un centre de calcul et était en mission temporaire en tant qu'assistant spécial du président de l'université. Il semblait évident qu'il avait job plein d'avenir. Il me fit venir une fois dans son bureau me montra quelle méthode il employait pour écrire ses lettres et comment il prenait soin de ses correspondances. Il pestait contre l'inefficacité de sa secrétaire. Il y avait des tas de lettre tout autour, et il savait où tout était rangé. Et éditait ses lettre un avec un traitement de texte. Il se vantait de la merveilleuse manière avec laquelle tout passait, et combien son travail serait plus productif sans ingérence de la secrétaire. Dans son dos, je suis allé parler à la secrétaire. Le secrétaire me dit, "Évidemment que je ne peux pas l'aider; je ne reçois même pas son courrier. Il ne veut pas me donner des choses à faire valider; ses documents sont éparpillés sur le sol. C'est normal que je ne puisse pas l'aider" Alors je suis allé le voir pour lui dire :"Regarde, si tu restes avec ta méthode qui consiste à tout faire soi-même, tu n'arriveras pas plus loin que ce que l'on arrive à faire tout seul. Si tu arrives à travailler avec le système, tu pourras aller aussi loin que le système te le permet." Pourtant, jamais il ne voulut changer ses méthodes. Il avait ce défaut de personnalité qui de vouloir tout contrôler et il n'était pas disposé à reconnaître que l'on peut avoir besoin du système.

Vous assisterez à ce genre de comportement encore; de ??bons scientifiques se battront toujours contre le système plutôt que d'apprendre à travailler avec le système de profiter de tout ce que le système a à offrir. Et il a beaucoup à en profiter, si vous parvenez à le prendre en main. Il faut de la patience, mais on pout apprendre à utiliser le système de manière; on peut également apprendre à contourner. Après tout, si vous voulez attendez à un "Non", vous pouvez simplement aller voir votre patron et vous obtiendrez facilement un "Non". Si vous voulez faire quelque chose, ne demandez pas, faites-le. Mettez-le devant le fait accompli. Ne lui laissez pas l'occasion de vous dire "Non". Mais si c'est ce que vous souhaitez, c'est facile d'obtenir un "Non".

Un autre défaut de personnalité est l'affirmation du soi, et je vais parler cette fois de ma propre expérience. Je venais de Los Alamos, et dans les premiers temps j'utilisais une machine au 590 Madison Avenue à New York, où nous ne faisions en fait que louer du temps de calcul. J'étais encore habillé avec des vêtements de la côte Ouest - de grandes poches fendues, un bolo ,etc. -. J'ai vaguement remarqué que je ne recevais autant d'attention que d'autres. J'essayais de comprendre pourquoi. Vous veniez et vous n'aviez qu'à attendre votre tour; j'avais l'impression que mon traitement n'était pas équitable Je me suis demandé pourquoi. Aucun vice-président chez IBM n'avait dit :"Faites passez à Hamming un sale quart d'heure". Ce sont les secrétaires, juste en dessous, qui font cela. Lorsqu’une fenêtre de calcul s'ouvrait, ils se ruaient pour trouver quelqu'un à caser; mais il allait à l'extérieur et trouvait quelqu'un d'autre. Mais, pourquoi? Je ne leur avais rien fait. La raison, c'est que je n'étais pas habillé comme elles pensaient que quelqu'un de mon genre aurait dû l'être. Ce n'était rien d'autre que cela : je n'étais pas habillé correctement. Il me fallait choisir - allais-je continuer à vouloir affirmer ma personnalité et devoir lutter inutilement, ou bien allais-je devoir apparaître conforme et m'habiller de façon plus conventionnelle? Je décidai que je ferai l'effort de me conformer. Dès que ce fut fait, j'obtenais un bien meilleur service. Et maintenant, en tant que vielle personne bigarrée, j'ai le meilleur service d'entre tous.

Vous devez vous habiller en fonction de ceux à qui vous vous adressez. Si je m'en vais donner une conférence au centre informatique du MIT, je m'habillerai avec un bolo et une vieille veste en velours. J'en sais suffisamment pour ne pas laisser mes vêtements, mon apparence et mes manières se mettre en travers de mes objectifs. Nombreux pourtant sont les scientifiques pour qui il est nécessaire de laisser s'exprimer leur égo et de faire tout à leur manière. On leur permet de faire ceci et cela, mais ils en payent les conséquences.

John Tukey était presque toujours habillé de manière très décontractée. Il allait dans le bureau des personnes importantes, et il fallait un certain temps avant que les autres ne réalisent que se tenait-là à caïd et qu'ils feraient mieux de l'écouter. Pendant longtemps, John dû surmonter ce genre de réticences. C'est un effort inutile! Je n'ai pas dit que vous deviez vous conformer, j'ai dit qu'être conforme en apparence vous permettrait de mieux avancer. Si vous avez choisi d'affirmer votre ego de quelque façon que ce soit - "je vais faire les choses à ma façon"- vous en payerez les conséquences, même petites, tout au long de votre carrière professionnelle. Et cela, cumulé le long de votre vie, finit par faire une montagne de problèmes inutiles

En prenant la peine de raconter des blagues aux secrétaires et de leur être sympathique, j'ai eu une fantastique assistance secrétaire. Par exemple une fois, pour une bête raison, tous les services de reproduction de Murray Hill en rade. Ne me demandez pas pourquoi, mais ils étaient. Et il me fallait quelque chose. Ma secrétaire a appelé quelqu'un à Holmdel, a sauté dans la voiture de la société, a fait un trajet d'une heure, a réussi à faire mes reproductions, pour ensuite revenir. C'était une récompense pour le temps que j'avais où j'avais fait l'effort de lui remonter le moral, de lui raconter des blagues et d'être amical; c'était ce petit supplément qui m'avait permis d'avoir de telles faveurs. En réalisant qu'il faut utiliser le système et en étudiant la façon de faire en sorte que le système travaille pour vous, vous apprendrez à adapter le système à vos besoins. Ou : vous pouvez le combattre constamment, pour le reste de votre vie, sans jamais vraiment déclarer la guerre.

Et je pense que John Tukey en a payé inutilement les conséquences. C'était un génie de toute façon, mais je pense qu'il aurait pu faire encore beaucoup mieux, et plus facilement, s'il avait daigné se conformer un peu au lieu d'affirmer son ego. Il s'habillait tout le temps à sa manière . Cela s'applique non seulement aux vêtements, mais aussi à mille autres choses; et les gens ne cesseront de se battre contre le système. Non que cela ne soit parfois nécessaire!

Quand ils ont déménagé la bibliothèque du centre de Murray Hill jusqu'à l'autre bout, un de mes amis avait fait une demande pour obtenir un vélo. L'organisation n'était pas insensible. Ils ont attendu un certain temps et lui ont renvoyé un plan de lieux tout en demandant "Voulez-vous s'il vous plaît nous indiquer sur cette carte le parcours que vous souhaitez emprunter afin que nous puissions vous faire couvrir par une police d'assurance." Quelques semaines s'écoulèrent. Ils demandèrent alors "Où allez-vous stocker le vélo et comment sera-t-il attaché, de sorte que nous puissions faire ceci et cela." Il a finalement compris qu'il allait se perdre faire piéger dans les procédures, et il décida de laisser tomber. Il finit par devenir président des Bell Laboratories.

Barney Oliver était un homme bien. Il écrivit une fois une lettre à l'IEEE. A cette époque, la taille des étagères du Bell Labs était tant et tant, tandis que la hauteur des Proceedings de l'IEEE à cette époque était plus grande. Puisque l'on ne pouvait pas changer la hauteur des étagères officielle, il a écrit une lettre à la personne chargée de la publication à l'IEEE disant :"Puisque tant de membres de l'IEEE sont aux Bell Labs et puisque la taille officielle vaut tant, la taille du journal doit être changée. Il l'a envoyé à son patron pour signature. La copie carbone revint avec la signature, mais il ne sait toujours pas si l'original a bien été envoyé ou non. Je ne dis pas vous ne pas vous rien faire pour améliorer les choses. Ce que je dis c'est que d'expérience, les gens capables ne s'engagent pas dans ce genre de combat. Ils jouent un peu, mais laissent tomber pour se concentrer sur leur travail.

J'ai un collègue de second ordre qui est pris dans une guerre contre le système. Il dépense son énergie dans un projet insensé. Bon, vous allez me dire que qu'il en faut quelques-uns pour changer le système. Je suis d'accord; quelqu'un doit le faire. Mais qui voulez-vous être? Celui qui change le système ou la personne qui fait des travaux de grande envergure? Lequel voulez-vous être? Ayez l'esprit clair, quand vous combattez le système, et sachez ce que vous faites, sachez où se termine la part de jeu, et sachez combien vous gaspillez vos efforts dans la lutte contre le système. Mon conseil serait de laisser quelqu'un d'autre le faire et de vous consacrer à devenir un scientifique de première catégorie. Très peu d'entre vous ont la capacité à la fois de réformer le système et de devenir un scientifique de première classe.

Mais d'un autre côté, on ne peut pas toujours abandonner. Il y a des moments où un peu de rébellion est utile. J'ai remarqué que presque tous les scientifiques s'amusent à titiller le système pour simple plaisir. Cela est dû au simple fait que l'on ne peut être original dans un domaine sans l'être un peu dans d'autres. L'originalité, c'est être différent. Vous ne pouvez pas être un scientifique original sans avoir d'autres particularités originales. Mais beaucoup de scientifiques qui laissent s'exprimer leurs exubérances dans d'autres sphères finissent par payer un bien lourd tribut, sans commune mesure avec le plaisir qu’ils retirent de laisser s'exprimer leur égo. Je ne suis pas contre toutes les affirmations du soi; je suis contre certaines.

Un autre défaut est la colère. Parfois les scientifiques se mettent en colère, et c'est ce qu'il ne faut surtout pas faire. S'amuser, oui, s’énerver, non. La colère se trompe de cible. Il faut suivre et coopérer plutôt que de lutter contre le système en permanence.

Une autre chose à faire, c'est de voir le côté positif des choses plutôt que le négatif. Je vous ai déjà donné plusieurs exemples, et il y en bien d'autre; comment, étant donné une situation et en changeant ma façon de voir les choses, j'ai transformé ce qui était apparemment un défaut en un atout. Je vais vous donner un autre exemple. Je suis prétentieux, il n'y a aucun doute à ce sujet. Je savais que la plupart des gens qui prennent un congé sabbatique pour écrire un livre ne le finissent pas à temps. Donc, avant mon départ, j'ai annoncé à tous mes amis que lorsque je reviendrais, ce livre serait fini! Oui, je l'aurais fini - j'aurais eu trop honte de revenir sans avoir terminé! J'ai utilisé mon égo me forcer à me comporter ainsi que je le voulais. J'ai me suis vanté quelque chose pour être contraint de le faire J'ai découvert que souvent, tel un rat pris au piège, j'en étais étonnamment capable. J'ai constaté que ça valait le coup de déclarer : "Oh oui, je vous donne la réponse pour mardi", même sans avoir la moindre idée comment le faire. Le dimanche soir, je me creusais vraiment la tête pour savoir comment j'allais pouvoir donner une réponse le mardi. J'ai souvent mis ma fierté en jeu, et bien que je n'ai parfois pas réussi, combien de fois me suis-je retrouvé à faire de l'excellent boulot, car j'étais mis au pied du mur. Je pense qu'il faut apprendre à s'utiliser soi-même. Je pense qu'il faut savoir comment transformer une situation, pour changer le point de vue en un autre qui augmenterait les chances de succès.

Mais gardons à l'esprit que l'auto-illusion est quelque chose de très commun chez l'homme. Il y a plusieurs façons de changer les choses, pour s'amuser, et de les voir sous un autre angle. Quand on demande : "Pourquoi n'avez-vous pas faire ceci ou cela", on a toujours un millier d'alibis. Si l'on regarde l'histoire des sciences, surtout en ce moment, il y a souvent au moins dix bonnes personnes qui sont là, prêtes, et ce n'est que celui qui était là en premier qui reçoit la rançon de la gloire. Et les neuf autres confrères disent alors : "Pourtant, j'avais l'idée en tête mais je ne l'ai pas fait", et ainsi de suite. Il y a tellement d’alibis. Pourquoi ne l'avez-vous pas fait en premier? Pourquoi n'avez-vous pas réussi à le faire marcher correctement? Ça ne sert à rien de trouver des alibis. Ça ne sert à rien de se voiler la face. Vous pouvez dire à tout le monde tous les alibis que vous voudrez. Ça m'est égal. Mais essayez d'être honnêtes avec vous-même.

Si vous voulez vraiment être un scientifique de première plan, vous devez vous connaître, connaître vos faiblesses, vos forces et vos vilains défauts, comme moi et ma vantardise. Comment pouvez-vous transformer un défaut en un atout? Comment pouvez-vous transformer une situation dans laquelle vous n'avez pas assez de moyens humains, pour aller dans une direction alors que vous savez que c'est exactement là que vous devez aller? Je le répète, au travers de tout ce que j'ai pu voir, de ce que l'histoire nous enseigne, le scientifique qui a réussi est celui qui a changé de point de vue et qui a transformé un défaut en un atout.

En résumé, je soutiens que parmi les raisons pour lesquelles tant de gens qui ont le succès à leur portée et qui ne réussissent pas, on retrouve celles-ci: ils ne travaillent pas sur des problèmes importants, ils ne s'impliquent pas suffisamment émotionnellement, ils n'essayent pas de changer une situation difficile en une autre situation plus facile à appréhender mais toute aussi importante, et ils ne cessent de trouver des alibis pour expliquer leur infortune. Ce n'est pour eux qu'une question de chance. Je vous ai dit combien c'est facile, et je vous ai de plus dit comment faire pour y arriver. Par conséquent, allez de l'avant et de devenez de grands scientifiques!

(Fin de l'exposé lui-même.)

DISCUSSION - QUESTIONS ET RÉPONSES

SA Chynoweth: Eh bien ! Voilà cinquante minutes de sagesse concentrée et d'observations accumulées au cours d'une carrière fantastique, j'ai cessé de compter toutes les observations judicieusement distillées. Certaines d'entre elles sont très actuelles. L'un d'elle était un plaidoyer pour une plus grande capacité informatique, j'entendais certains en parler pas plus tard que ce matin. Vous tirez donc encore en plein mille, même si vous faisiez déjà ces remarques il y a trente ans, Dick. Je pense à toutes les leçons que nous pouvons chacun tirer de votre exposé. En parlant d'une, quand je marcherai à l'avenir dans les couloirs, j'espère que nous ne verrons plus autant de porte fermées dans les couloirs du Bellcore. Cette observation était très intrigante à mon sens.

Merci, vraiment beaucoup, Dick; c'était merveilleux rappel. Je vais maintenant passer aux questions. Je suis sûr qu'il y a beaucoup de personnes qui veulent discuter de certains points auxquels Dick faisait allusion.

Hamming: laissez-moi tout d'abord répondre à Alan Chynoweth en ce qui concerne l'informatique. J'ai fait de l'informatique dans la recherche et pendant dix ans, je n'arrêtai pas de dire à la direction "Enlevez ces !@#% de la recherche. On n’arrête pas de s'enfoncer dans des tas de problèmes. On ne peut pas faire des recherches parce qu'on est trop occuper à faire marcher ces machines correctement. Finalement, le message a fini par se frayer un chemin. Ils étaient sur le point de déménager l'activité informatique à un autre endroit. J'étais persona non grata -pour dire le moins- et j'ai été surpris que les gens ne viennent pas me donner des coups dans tibias, car j'avais enlevé à chacun leur jouet. Je suis allé voir Ed David dans son bureau pour lui dire: “Regarde Ed, vous avez de donné une machine à vos chercheurs. Si vous leur donnez une grosse machine, on aura de nouveau les mêmes problèmes qu'auparavant, tout le monde tellement occupé à la faire marcher qu'ils ne pourront plus se concentrer. Donne-leur la plus petite machine que vous puissiez, car ce sont des gens très doués. Ils apprendront à faire des choses sur une petite machine au lieu de faire des calculs intensifs". En ce qui me concerne, je crois que c'est comme ça qu'UNIX a surgi. On leur a donné une machine modérément puissante et ils ont décidé de faire de grandes choses avec elle. Ils ont eu à mettre au point un système pour que ce soit possible. Ce système s'appelle UNIX!

AG Chynoweth: Je veux revenir sur ce point. Dans notre environnement actuel, Dick, alors que nous nous débattons avec certains des tracasseries administratives exigées par des régulateurs, j'ai une remarque que m'a fait un AVP désespéré, que j'ai cité maintes et maintes fois. Il fulminait en disant qu'UNIX "n'a ??jamais été un livrable!"

Question: Qu'en est-il du stress personnel? Est-ce que cela vous paraît faire une différence?

Hamming: Oui, ça a son importance. Enfin pas si vous ne vous impliquez pas émotionnellement. J'ai eu des débuts d'ulcères durant grande majorité de mes années passées aux Bell Labs. Je suis depuis parti pour la Naval Postgraduate School; je me suis depuis un peu détendu, et ma santé est maintenant bien meilleure. Mais si vous voulez être un grand scientifique, vous allez avoir à supporter le stress. Vous pouvez mener une vie agréable; vous pouvez être quelqu'un de sympa ou vous pouvez être un grand scientifique. Mais les mecs sympas arrivent les derniers, c'est Leo Durocher (ndt : un célèbre entraîneur de Base-ball) qui l'a dit. Si vous voulez mener une vie belle et heureuse avec beaucoup de loisirs et tout le reste, vous pourrez mener une vie agréable.

Question: Les remarques concernant le fait d'avoir de courage, personne ne peut contester; mais ceux d'entre nous qui ont les cheveux grisonnant ou ceux qui sont bien établis n'ont pas à trop s'inquiéter. Mais j'ai l'impression qu'il y a chez les jeunes de nos jours une réelle préoccupation concernant la prise de risque dans un environnement hautement concurrentiel. Avez-vous des paroles de sage à nous donner sur ce sujet?

Hamming: Je vais vous citer David Ed un fois de plus. Ed David était préoccupé par la perte générale de cran dans notre société. Il me semble que nous avons tous traversé des périodes différentes. Au sortir de la guerre, au sortir de Los Alamos où nous avions construit la bombe, après la construction des radars, le département de mathématiques et la zone de recherche virent débarquer un groupe de personnes avec beaucoup de courage. Ils venaient de voir toutes ces choses qui avaient étaient faites; ils venaient de gagner une guerre qui a été fantastique. Nous avions eu raisons d'avoir de courage et par conséquent, nous avons fait beaucoup de choses. Je ne peux pas reproduire ces circonstances. Je ne peux pas blâmer la génération actuelle pour ne pas avoir connu cette ère, mais je suis d'accord avec ce que vous dites, je ne peux pas non plus leur en imputer la faute. Il ne me semble pas qu'ils n'ont le désir de grandeur, qu'ils n'ont pas le courage de faire ces choses. Mais nous, nous l'avions, parce que nous étions dans des circonstances favorables pour avoir ce courage; Nous venions d'une guerre pleine de succès. Durant la guerre que nous avions l'air vraiment mal pendant un long moment; c'était une lutte désespérée comme vous le savez. Et notre succès, je pense, nous a donné du courage et de la confiance en soi, c'est pourquoi vous voyez qu'à partir de la fin des années quarante jusqu'aux années cinquante, il y a eu une productivité énorme dans les laboratoires, qui date de la période qui précédait. Parce que beaucoup d'entre nous étaient auparavant contraints d'apprendre d'autres choses - nous avions été obligés d'apprendre des choses que nous ne voulions pas apprendre, nous étions obligés de laisser la porte ouverte - pour ensuite utiliser ces choses que nous avions apprises. C'est vrai, et je n'y peux rien; je ne peux pas blâmer la génération actuelle. C'est comme ça.

Question: Il y a-t-il quelque chose que les organismes peuvent faire?

Hamming: Les organismes n'y peuvent pas grand-chose. Si vous voulez parler de la gestion de la recherche, c'est un autre discours. Il me faudrait une autre heure pour en parler. Cette exposé était sur la façon dont l'individu peut couronner de succès dans ses recherches en dépit de de sa direction ou de quelque opposition. Et comment vous faites? Vous n'avez qu'à observer les gens faire. C'est aussi simple que cela - et aussi difficile !

Question: Est-ce que vous pratiquez le brainstorming au quotidien?

Hamming: Il fut un temps où c'était quelque chose de très populaire, mais cela ne semble pas avoir porté ses fruits. Pour ma part je trouve qu'il est souhaitable de parler à d'autres personnes; mais qu'une séance de brainstorming est rarement utile. Je parle de gens de façon classique, en leur disant : "Regarde, je pense qu'il doit y avoir quelque chose là. Voici ce que je crois voir..." puis nous commençons à échanger. Mais vous devez choisir des gens doués. Pour faire une autre analogie, je vais prendre l'exemple de la 'masse critique'. Si vous avez assez de matière, vous avez une masse critique. Il y a aussi ce que je l'habitude d'appeler les 'absorbeurs de son'. Lorsque vous obtenez un trop grand nombre d'absorbeurs de son, vous lancez une idée, et ils ne font que répondre "Oui, oui, oui." Ce que vous voulez, c'est de mettre la masse critique en action; "Oui, ça me rappelle ceci et cela", ou bien "Avez-vous pensé à ce sujet à celui-là?". Quand vous parlez à d'autres personnes, vous voulez vous débarrasser de ces absorbeurs de son, qui sont des gens sympas au demeurant, mais qui ne font que dire "Oh oui", et trouver ceux qui vous stimuleront en retour.

Par exemple, ce n'était pas possible de parler à John Pierce sans être stimulé très rapidement. Il y avait un groupe de gens d'autres personnes avec qui j'avais l'habitude de parler. Par exemple, Ed Gilbert; j'avais l'habitude d'aller le voir à son bureau régulièrement et de lui poser des questions, d'écouter et de revenir stimulé. J'ai choisissais mes gens avec soin, avec qui je voulais réfléchir ou non, parce que les absorbeurs de son sont une malédiction. Ce sont des mecs sympa; ils remplissent tout l'espace et ils contribuent en rien, sauf à absorber les idées et les nouvelles idées, les laissant juste mourir au lieu de leur donner de l'écho. Oui, je pense qu'il est nécessaire de parler aux gens. Je pense que les gens avec leurs portes fermées ne parviennent pas à faire cela, et ils ne parviennent pas affuter leurs idées, du genre : "Avez-vous remarqué quelque chose là?" Je ne connais rien à ce sujet - je peux venir et regarder. Quelqu'un ouvre la voie. Lors de ma visite ici, j'ai déjà repéré quelques livres que je lirai quand je rentrerai chez moi. Je parle aux gens et leur pose des questions quand je pense qu'ils peuvent y répondre et me donner des éléments dont j'ignorais l'existence. Je sors et je regarde!

Q: Quel genre de compromis avez-vous du faire dans la répartition de votre temps entre la lecture et l'écriture et vos recherches à proprement parler?

Hamming: J'ai cru, à mes débuts, que vous deviez passer au moins autant de temps à polir la présentation de vos travaux que dans votre recherche initiale. Maintenant, je consacre au moins 50% du temps à la présentation. C'est beaucoup, vraiment.

Question: Combien d'efforts faut-il consacrer à la bibliographie?

Hamming: Cela dépend du domaine. Je vais vous dire ceci. Il y avait chercheur aux Bell Labs, un gars très, très intelligent. Il était en permanence à la bibliothèque, il lisait tout. Si vous vouliez des références, vous n'aviez qu'à aller vers lui et il vous donnait toutes sortes de références. Mais dans le milieu de la formation de ces théories, j'ai formulé cette proposition: il ne laisserait pas de marques dans le long terme. Il est maintenant parti des Bell Labs et il est professeur-adjoint. Il a été d'une aide très précieuse, ce n'est pas la question Il a écrit quelques très bons articles dans la Physical Review; mais il n'y a pas de phénomènes portant son nom parce qu'il lisait trop. Si vous lisez tout le temps ce que font les autres, vous finissez par penser comme eux. Si vous voulez créer nouvelles idées, différentes, et que vous faites ensuite ce que beaucoup de gens imaginatifs font - rendre le problème suffisamment clair et refuser ensuite de regarder réponses déjà formulées avant que vous n'ayez approfondis la question par vous-même, il se pourrait que vous changiez légèrement le problème et que vous soyez tombé sur la bonne formulation. Alors oui, vous avez besoin de rester en haleine. Vous avez plus besoin de trouver quels sont les problèmes plutôt que de trouver les solutions. La lecture est nécessaire pour savoir ce qui se passe et ce qui est possible. Mais la lecture qui permet d'obtenir les solutions ne me semble pas être le bon moyen de faire de la bonne recherche. Alors je vais vous donner deux réponses. Vous devez lire, mais ce n'est pas la quantité, mais la façon dont vous lisez ce qui compte.

Question: Comment faites-vous pour donner votre nom aux choses?

Hamming: En faisant de l'excellent travail. Je vais vous dire comment j'ai fait dans le cas de la "fenêtre de Hamming". J'avais fait passer à Tukey des moments difficiles; je reçus un appel téléphonique de se part, depuis Princeton jusqu'à chez moi à Murray Hill. Je savais qu'il écrivait quelque chose sur les spectres de puissance et il m'a demandé si ça m'embêtait qu'il appelle une certaine fenêtre "fenêtre de Hamming". Et je lui ai répondu "Allons , John, vous savez très bien que je n'ai apporté qu'une petite contribution au travail, tandis que vous en avez fait la majeure partie" Il me dit "Oui, Hamming, mais vous avez contribué à un grand nombre de petites choses, et vous avez droit d'en retirer un certain crédit". Alors il l'appela "fenêtre de Hamming". Maintenant, laissez-moi finir. J'ai beaucoup titillé John sur ce qu'était la vraie grandeur. Je lui ai dit que la vraie grandeur, c'est quand votre nom est comme ampère, watt et fourier -quand il est écrit avec une lettre minuscule. Voilà comment la "fenêtre de Hamming" a vu le jour.

Question: Dick, pourriez-vous faire un commentaire sur l'efficacité relative des interventions en conférences, de l'écriture d'articles et de l'écriture de livres?

Hamming: A court terme, les articles sont très importants si vous voulez stimuler quelqu'un dans l'immédiat. Si vous souhaitez obtenir de la reconnaissance à plus long terme, il me semble qu'écrire des livres est plus important, parce que la plupart d'entre nous ont besoin d'être orientés. En ces temps savoir pratiquement sans limite, nous avons besoin de repères pour trouver notre chemin. Laissez-moi vous décrire ce que c'est que le savoir sans limite. De de l'époque de Newton jusqu'à nos jours, nous avons pratiquement doublé la masse des connaissances tous les 17 ans, plus ou moins. Et pour faire face à cela, nous nous spécialisons -en général. Dans les 340 prochaines années, il y aura à ce rythme 20 doublements, c'est à dire un million, et il y aura donc un million de domaines spécialisé pour chaque spécialité actuelle. Ça ne va pas se passer ainsi. La croissance actuelle de la connaissance va s'essouffler jusqu'à tant nous trouvions de nouveaux outils. Je crois que les livres qui tentent de synthétiser, de coordonner, de se débarrasser des doublons, d'évacuer les méthodes les moins fructueuses et de présenter clairement les idées sous-jacentes de ce que nous savons maintenant, ce seront ces choses seront les générations futures apprécieront. Les discussions publiques sont nécessaires; les entretiens en privés sont nécessaires; les articles sont nécessaires. Mais je suis enclin à croire que, dans le long-terme, ce sont les livres qui laissent de côté ce qui n'est pas essentiel qui seront plus importants, plutôt que les livres qui vous diront tout ce que vous ne voulez pas tout savoir. "Je ne veux pas de savoir autant de choses sur les manchots" est ma réponse habituelle. Vous ne voulez connaître que l'essentiel.

Question: Vous avez mentionné le problème des prix Nobel et des conséquences de la notoriété qu'ils procurent sur certaines des carrières. N'est-ce pas lié plus largement au problème de la célébrité? Que peut-on y faire?

Hamming: Certaines des choses que l'on peut faire sont les suivantes. Environs tous les sept ans, changer résolument, sinon complétement, de domaine. Ainsi, je suis passé par l'analyse numérique, au matériel, aux logiciels, et ainsi de suite, périodiquement, car on a tendance à user ses idées. Quand vous arrivez dans un nouveau domaine, vous devez recommencer comme si vous étiez un bébé. Vous n'êtes plus le grand pacha et vous pouvez tout recommencer, plantant des glands qui finiront par devenir de grands chênes. Shannon, je pense, s'est ruiné tout seul. En fait, quand il a quitté les Bell Labs, j'ai dit: "C'est la fin de la carrière scientifique de Shannon." J'ai reçu beaucoup de remarques de mes amis qui me disaient que Shannon était toujours aussi intelligent qu'il l'avait été. Je leur répondis "Oui, il sera tout aussi intelligent, mais c'est la fin de sa carrière scientifique", je le pense encore sincèrement.

Vous devez changer. On se fatigue après un certain temps, notre originalité dans le domaine finit par s'émousser. Il faut quand même que ce soit quelque chose en rapport. Je ne dis pas que vous devez passer de la musique à la physique théorique puis à la littérature anglaise, je veux dire dans votre domaine, vous devez changer de spécialité de façon à retrouver un peu d'oxygène. Il se pourrait que vous ne vous en sortiez pas avec un changement forcé tous les sept ans, mais si vous y arrivez, je mettrais cette condition pour faire de la recherche : vous devez changer votre domaine de recherche tous les sept ans, avec une acceptation raisonnable de ce que cela signifie, ou la direction aurait le droit de vous forcer à changer au bout de dix ans. J'insisterais sur le changement parce que je suis ne plaisante pas. Ce qui se passe chez les vieux chercheurs, c'est que quand ils ont une méthode qui fonctionne, il n'en change plus. Ils marchaient dans une direction qui était la bonne, mais le monde a changé. Voilà une nouvelle direction, mais les vieux sont toujours en marche vers leur ancienne direction.

Il faut entrer dans un nouveau domaine pour y acquérir un nouveau point de vue, et ce avant{\0} que vous ayez usé tous les anciens jusqu'au fil. Vous pouvez le faire, mais il faut faire des efforts et d'énergie. Il faut du courage pour dire "Oui, je vais renoncer à ma grande réputation." Par exemple, lorsque codes correcteurs d'erreurs commencèrent à être connus, devant ces théories, je me suis dit "Hamming, tu vas arrêter de lire les articles dans ce domaine, tu vas l'ignorer complètement, et tu vas essayer et faire encore mieux que ça.". J'ai délibérément refusé de continuer dans ce domaine. Je ne lisais même plus les journaux, afin de me forcer à faire autre chose. Je me suis pris en main, et c'est ce que je prêche dans toute mon intervention. Connaissant beaucoup de mes défauts, je me prends en main. J'ai beaucoup de défauts, donc j'ai beaucoup de problèmes, c'est à dire beaucoup de possibilités de choses à gérer (ndt : manage).

Question: Pourriez-vous comparer la recherche et le management?

Hamming: Si vous voulez être un grand chercheur, vous ne ferez pas en sorte de devenir président de la société. Si vous voulez être président de la société, c'est autre chose. Je n'ai rien contre être président de la société. Je ne veux juste pas le devenir. Je pense que Ian Ross fait du bon travail en tant que président des Bell Labs. Je n'ai rien contre, mais il faut savoir ce que vous voulez. En outre, quand on est jeune, on peut être pris par l'envie d'être un grand scientifique, mais avec le temps, il arrive que l'on change d'avis. Par exemple, je suis allé voir patron, Bode, un jour je lui ai demandé "Pourquoi êtes-vous devenu chef de département? Pourquoi ne pas être seulement qu'un bon scientifique?" Il m'a répondu "Hamming, j'ai eu une vision de ce que doivent être les mathématiques dans les laboratoires Bell. Et j'ai compris que si je voulais que vision se réalise, je devais y arriver, il fallait que ce soit moi le chef du département". Lorsque la vision de ce que vous voulez faire vous permet de la faire par vous-même, alors c'est à vous de poursuivre ce but. Si le jour où savez là où vous voulez aller, et que vous pensez que vous n'arriverez pas à faire seul ce qu'il faut faire pour y arriver, alors vous devrez vous diriger vers le management. Et plus l'objectif est grand, et plus loin dans les méandres du management il vous faudra aller. Si vous avez une idée de ce que tout le laboratoire devrait être, ou même l'ensemble du système Bell, vous devez faire du management. Vous ne pourrez pas y arriver de là où vous êtes très facilement. Cela dépend de vos objectifs et de vos désirs. Et à mesure qu'ils changent dans la vie, vous devez vous préparer à changer vous-même. J'ai choisi d'éviter le management, car j'ai préféré faire ce que je pouvais faire seul. Mais c'est un choix que j'ai fait, et il est biaisé. Chaque personne a le droit de faire ses choix. Gardez l'esprit ouvert. Cependant, lorsque vous choisissez un chemin, pour l'amour du ciel, gardez à l'esprit ce que vous avez fait et les choix que vous avez fait. N'essayez pas faire les deux à la fois.

Question: Quelle est l'importance de ses propres objectifs, ou est-il important d'être dans un groupe ou entouré de gens qui s'attendent à de grandes choses de votre part?

Hamming: Au Bell Labs, tout le monde s'attendait à bon travail de ma part - cela fut d'une grande aide. Tout le monde attend de vous que vous fassiez du bon travail, tout comme vous, si vous avez un tant soit peu de fierté. Je pense qu'il est précieux d'avoir des gens de premier plan autour de soi. J'ai cherché les meilleurs collaborateurs. Au moment où les meilleurs de la table physique sont partis, j'ai fait de même. Au moment où j'ai vu que la même chose à la table de la chimie, je suis parti également. J'ai essayé de me mettre avec des gens qui avaient de grandes capacités pour que je puisse apprendre d'eux et qui et donner le meilleur de moi-même. En me manageant délibérément, je pense que j'ai fait beaucoup mieux que le simple laisser faire.

Question: Vous avez, dès le début de votre intervention, minimisé ou tenté de contourné le hasard, mais vous semblez avoir aussi occulté les circonstances qui vous ont mené à Los Alamos, puis Chicago, et encore aux Bell Laboratories.

Hamming: Il y avait peu de chance. D'un autre côté, je ne connais pas les autres voies. A quel point peut-on dire que les autres voies auraient été tout autant, si ce n'est plus, fructueuses? Je ne le saurais. N'est-ce que le hasard qui vous fait faire ce que vous faites? Par exemple, quand j'ai rencontré Feynman à Los Alamos, je savais qu'il allait obtenir un prix Nobel. Je n'aurais su dire pourquoi. Mais je savais pertinemment qu'il allait faire un excellent travail. Peu importe ce que les directions qu'il aurait pu prendre, cet homme était destiné à faire de grandes choses. Et c'est effectivement ce qu'il advint, il fit de grandes choses. Ce n'est pas seulement que vous faites de grandes choses à certaines occasions grâce au hasard; il y a toujours des opportunités qui s'ouvrent à vous tôt ou tard. Il y a une multitude d'opportunités, et si vous vous trouvez dans cette situation, vous savez les saisir, vous serez important ici plutôt que là. Il y a une part de hasard, oui et non. La chance sourit aux esprits préparés; le hasard favorise la personne préparée. Ce n'est pas quelque chose qu'il faut prendre pour sûre; je ne garantis pas le succès comme étant absolument certain. Je dirais que la chance change de camp, mais il y a une certaine maîtrise de la part de l'individu.

Prenez les devant, et faites de grandes choses!

(Fin de colloque général.)