La relativité du faux

english readers : this post is a translation of I. Asimov’s essay “The relativity of wrong”, which can be found here.

Continuons dans la lancée :

A couple of months in the laboratory can save a couple of hours in the library – Frank H. Westheimer

et présentons aujourd’hui la traduction du texte de Isaac Asimov, paru dans le Skeptical Inquirer durant l’automne 89. Il est disponible en version html.

(Pour compléter, je vous invite à lire “The Unreasonnable effectiveness of mathematics” de R. Hamming (en anglais; je n’ai pas encore trouvé la force de la traduire)

La relativité du faux

Par Isaac Asimov

The Skeptical Inquirer, vol. 14, No. 1, pp. 35-44, Automne 1989
traduction par Antoine Wojdyla

L’autre jour m’est parvenue une lettre. Elle était écrite à la main de façon grossière et difficile à lire par conséquent. Mais j’ai tout de même essayé de la déchiffrer, juste au cas où il y aurait écrit quelque chose d’important. Dans la première phrase, celui qui m’écrivait me disait qu’il avait fait des études de littérature, mais qu’il avait ressenti le besoin de m’enseigner les science (je soupirai, car je ne connaissais que très peu de littéraires suffisamment armés pour m’apprendre des choses scientifiques; mais je suis tout à fait conscient de l’immense étendue de mon ignorance, et je suis prêt à en apprendre autant que je peux de tout le monde, de sorte que je décidai de poursuivre ma lecture.)

Il apparut que, dans l’une de mes innombrables nouvelles, j’avais exprimé mon contentement à l’idée de vivre dans un siècle où nous sommes finalement parvenus à comprendre les fondements de l’univers.

Je ne vais pas entrer dans les détails, mais ce que je voulais dire, c’est que nous connaissons maintenant les règles élémentaires qui régissent l’univers, ainsi que les interactions gravitationnelles entre les grands ensembles, tel que décrites par la théorie de la relativité établie entre 1905 et 1916. Nous connaissons également les règles fondamentale qui régissent les particules subatomiques et de leurs interactions, celles-ci étant très finement décrites par la théorie quantique élaborée entre 1900 et 1930. Qui plus est, nous avons découvert que les galaxies et amas de galaxies sont les éléments de base de l’univers physique, ce que l’on a réalisé entre 1920 et 1930.

Rendez-vous bien compte qu’il s’agit bien là de découvertes du XXe siècle.

Notre jeune spécialiste en littérature, après m’avoir cité, s’est attelé à m’expliquer de façon péremptoire que, à chaque siècle, les gens ont toujours fini par penser qu’ils avaient enfin compris l’univers dans ses largeurs, et qu’à chaque fois ils avaient eu tort. Il s’ensuit que la seule chose que nous pouvons dire à propos de notre savoir moderne, c’est qu’il est fatalement faux. Le jeune homme citait, acquiesçant, les propose de Socrate qui, lorsque l’oracle de Delphes avait proclamé qu’il était le plus sage de Grèce, répondit : “Si je suis le plus sage, c’est parce que tout ce que je suis le seul à savoir que je ne sais rien”. Cela était destiné à me faire comprendre que j’étais bien stupide, car que je donnais l’impression de beaucoup en savoir.

Ma réponse à son encontre fut :”John, quand les gens pensaient que la Terre était plate, ils avaient tort. Lorsque les gens pensaient que la Terre était ronde, ils avaient tort. Mais si vous considérez que de penser que la Terre est ronde est tout aussi faux que de penser que la Terre est plate, alors votre opinion est encore plus fausse que les deux précédentes mises bout-à-bout”

Le fond du problème, en fait, c’est que les gens pensent que le «vrai» et le «faux» sont absolus; que tout ce qui n’est pas parfaitement et absolument vrai est totalement faux, sans nuances possibles.

Cependant, je ne pense pas qu’il en soit ainsi. Il me semble que le vrai et le faux sont des concepts flous, et je vais consacrer cet essai à expliquer les raisons pour lesquelles je pense cela.

Quand mon ami l’expert en littérature me dit qu’à chaque siècle les scientifiques qui se sont intéressés à l’univers avait tort, ce que je veux savoir, c’est à quel point il étaient dans l’erreur. Ont-ils toujours aussi tort? Prenons un exemple.

A l’aube de la civilisation, le sentiment général était que le la Terre était plate. Ce n’était pas parce que les gens étaient stupides, ou parce qu’ils avaient envie de croire à des choses stupides. Ils pensaient qu’elle était plate sur la base des preuves solides. Ce n’était pas seulement une question de “c’est comme ça qu’elle a l’air”, car la Terre n’est pas plate. Elle est cahoteuse, avec des collines, des vallées, des ravins, des falaises, et j’en passe.

Il y a bien sûr des plaines, sur des étendues limitées, qui donnent à la surface de la Terre un aspect plat. Une de ces plaines est la région du Tigre et de l’Euphrate, où la première civilisation historique (dotée de l’écriture) s’est développée, celle des Sumériens.

Peut-être est-ce la vue d’une plaine qui a convaincu les habiles Sumériens d’accepter de généraliser le fait que la Terre était plate; que si vous parveniez à compenser les monts et les vallées, il ne vous resterait que du plat. Participait peut-être à cette conception le fait que les étendues d’eau (les étangs et les lacs) ont l’air plutôt plates les jours calmes.

Une autre façon de voir les choses est de se demander quelle est la «courbure» de la surface de la Terre : sur une distance non-négligeable, de combien la surface s’écarte (en moyenne) de la planéité parfaite. La théorie de la Terre plate prédirait qu’elle ne dévie pas du tout de la platitude, que sa courbure est de zéro pour un kilomètre.

De nos jours, bien sûr, on nous enseigne que la théorie de la Terre plate est fausse; complètement fausse, terriblement fausse, absolument fausse. Mais elle ne l’est pas. La courbure de la Terre est très proche de zéro au kilomètre, de telle sorte que bien que la théorie de la Terre plate soit fausse, il se trouve qu’elle est presque juste. C’est pourquoi cette théorie a perduré si longtemps.

Il y avait des raisons, bien sûr, de trouver la théorie de la Terre plate insatisfaisante et, vers 350 avant J.-C., le philosophe grec Aristote les a inventoriées. Tout d’abord, certaines étoiles disparaissent de l’horizon de l’hémisphère Sud lorsque l’on voyage vers le Nord, et de l’hémisphère Nord lorsque l’on voyage vers le Sud. Deuxièmement, l’ombre de la Terre sur la Lune durant les éclipses lunaires forme toujours des arcs de cercles. Troisièmement, à terre cette fois, les navires disparaissent à l’horizon, carène la première quelle que soit la direction dans laquelle ils se dirigent.

Ces trois observations ne pouvaient raisonnablement s’expliquer si la surface de la Terre était plate, mais elle pouvait l’être en supposant que la surface de la Terre était sphérique.

Qui plus est, Aristote croyait que toute matière solide tendait à se déplacer vers un centre commun, et que si la matière solide faisait cela, elle finirait par former une sphère. Un volume donné de matière est, en moyenne, plus proche d’un centre commun s’il s’agit d’une sphère que s’il présente quelque autre forme.

Environ un siècle après Aristote, le philosophe grec Eratosthène nota que le soleil projetait des ombres de longueurs différentes aux différentes latitudes (toutes les ombres devraient être la même longueur si la surface de la Terre était plate). De la différence de longueur entre les ombres, il en a calculé le diamètre d’une Terre ronde, et il est arrivé à une circonférence de 40 000km.

La courbure d’une telle sphère est d’environ 0.000126km par kilomètre, une quantité très proche de 0 par kilomètre, comme vous vous en rendez compte, et qui n’était pas facilement mesurée par les techniques dont disposaient les anciens. La différence minime entre 0 et 0,000126 permet d’expliquer pourquoi il a fallu si longtemps pour passer d’une Terre plate à une Terre ronde.

Rendez-vous bien compte que même une si petite différence, la différence entre 0 et 0.000126, peut avoir une extrême importance. Cette différence s’accumule. La Terre ne peut pas du tout être cartographiée sur de grandes distances avec précision si l’on ne prend pas en compte cette différence et que l’on ne considère pas la Terre comme ronde plutôt que plate sur ces étendues. Les longs voyages océaniques ne purent être entrepris que lors-qu’apparurent des moyens raisonnables de localiser sa propre position dans l’océan, qui ne vinrent que lorsque l’on se mit à considérer la rotondité de la Terre.

En outre, une Terre plate faisait supposer implicitement une Terre infinie, ou bien l’existence d’une “fin” de sa surface. Une Terre sphérique, cependant, permet de concevoir une Terre qui est à la fois sans fin et pourtant finie, et cette conception est compatible avec toutes les découvertes qui suivirent.

Ainsi, bien que la théorie de Terre plate soit seulement un peu fausse, tout bien considéré, elle était suffisamment fausse pour être mise de côté, à la faveur de la théorie sphérique de la Terre.

Mais encore… la Terre est-elle vraiment ronde?

Non, ce n’est pas une sphère; pas strictement au sens mathématique. Une sphère possède certaines propriétés mathématiques – par exemple, tous les diamètres (C’est-à-dire l’ensemble des lignes droites qui passent d’un point de sa surface, à travers le centre, à l’autre point de sa surface) ont la même longueur.

Cela, cependant, n’est pas vrai pour la Terre. Différents diamètres de la Terre diffèrent en longueur.

Qu’est-ce ci qui a permis aux gens de se rendre compte que la Terre n’était pas une véritablement une sphère? Pour commencer, le soleil et la Lune ont des contours qui sont des cercles parfaits dans les limites de mesure des premiers télescope. Cela est conforme avec la supposition que le soleil et la Lune ont des formes parfaitement sphériques.

Toutefois, lorsque Jupiter et Saturne ont été observées par les premiers télescopes, il est vite apparu que les contours de ces planètes n’étaient pas des cercles, mais des ellipses. Cela signifiait que Jupiter et Saturne n’étaient pas de véritables sphères.

Isaac Newton, vers la fin du XVIIe siècle, a montré qu’un corps massif forme une sphère sous l’action des forces gravitationnelles (exactement comme Aristote le soutenait), mais seulement s’il n’est pas en rotation. S’il est en rotation, un effet centrifuge se fait sentir et permet à la substance du corps de s’opposer à la gravité, et ce d’autant plus que l’on se rapproche de l’équateur. L’effet est également plus fort à mesure que les objets tournent plus vite; Jupiter et Saturne tournent très rapidement.

La Terre tourne beaucoup plus lentement que Jupiter ou Saturne, et cet effet est par conséquent plus faible, mais doit tout de même se faire sentir. Des mesures de la courbure de la Terre ont été réalisées au XVIIIe siècle et ont montré que Newton avait vu juste.

La Terre a un renflement équatorial, dit en d’autres termes. Elle est aplatie aux pôles. Il s’agit d’une «sphéroïde» plutôt que d’une sphère. Cela signifie que les différents diamètres de la Terre sont de longueurs différentes. Les plus longs des diamètres sont ceux qui s’étendent d’un point de l’équateur au point opposé sur l’équateur. Cette “diamètre équatorial” est 12.755 kilomètres. Le plus petit diamètre est du pôle Nord au pôle Sud et ce “diamètre polaire” est de 12,711 kilomètres.

La différence entre le plus grand et le plus petit diamètre est de 44 km, ce qui signifie que l'”aplatissement” de la Terre (son écart à la sphéricité) est de 44/12755, soit 0.0034. Ce qui revient à un tiers de pour-cent.

Pour présenter les choses différemment : sur une surface plane, la courbure est égale à 0 par kilomètre partout. Sur la surface sphérique de la Terre, la courbure est 0.00126km par kilomètre partout. (ou 12cm centimètre par km). Sur surface Terrestre sphéroïdale aplatie, la courbure varie de 12.7cm à 12.8cm par kilomètre.

La correction qui fait passer d’une sphère à un sphère aplatie est bien plus petite que celle qui permet de passer d’une surface plate à une sphère. Par conséquent, bien que la notion de la Terre sphérique est fausse, à proprement parler, elle n’est pas aussi fausse que la conception d’une Terre plate.

Même la notion de Terre sphéroïdale aplatie n’est pas suffisante, à dire vrai. En 1958, lorsque le satellite Vanguard I a été mis en orbite autour de la Terre, il a pu mesurer l’attraction gravitationnelle locale de la Terre – et donc sa forme – avec une précision inégalée. Il s’est avéré que la zone équatoriale présente un renflement au Sud de l’équateur par rapport au Nord, et que le niveau des mers au pôle Sud était légèrement plus proche du centre la de la Terre que le niveau de la mer au pôle Nord.

Carte de gravitation de la Terre (exagéré)

Il semblait ne pas y avoir d’autre moyen de résumer cela que de dire que la Terre avait une forme de poire, et beaucoup de gens se sont accordés pour dire que la Terre n’était en rien une sphère, mais plutôt une poire, un poire Williams qui se balade dans l’espace. En fait, cette écart à la sphère-aplatie-parfaite n’est qu’une question de mètres plutôt que de kilomètres, et l’ajustement de la courbure est de l’ordre du millionième de centimètre par kilomètre.

Pour la faire rapide, mon ami amateur de littérature, qui vit dans le monde de l’esprit où règnent erreurs et vérités absolues, s’imagine peut-être que, parce que toutes les théories sont fausses, la Terre est sphérique aujourd’hui, mais qu’elle sera peut-être cubique le prochain siècle, puis en forme d’icosaèdre creux le siècle suivant, et ensuite ressembler à un beignet.

Ce qui est à l’œuvre ici, c’est qu’une fois que les scientifiques mettent la main sur un bon concept, ils l’affinent progressivement et l’étendent de façon toujours plus subtile, à mesure que leurs instruments de mesure s’améliorent. Les théories sont plus incomplètes que vraiment fausses.

Et on peut montrer cela dans bien d’autre situation que pour la courbure de la Terre. Même quand une nouvelle théorie semble représenter une révolution, elle découle souvent d’une série de petites améliorations. S’il fallait plus que de légères corrections, la vieille théorie n’aurait jamais résisté bien longtemps.

Copernic est passé d’un système planétaire géocentrique à un système héliocentrique. Ce faisant, il est passé de quelque chose d’évident à quelque chose qui semblait ridicule en apparence. Cependant, le problème ici était de trouver une meilleure façon de calculer le mouvement des planètes dans le ciel, et c’est à ce moment que la théorie géocentrique a été tout simplement balayée. C’est précisément parce que la vieille théorie avait donné des résultats qui étaient suffisamment bons selon les critère de l’époque que la théorie a pu résister si longtemps.

Encore une fois, c’est parce que les formations géologiques de la Terre changent si lentement et que les êtres vivants qui sont dessus évoluent si lentement qu’il semblait raisonnable de supposer de prime abord qu’il n’y avait aucun changement et que la Terre et la vie qui la peuple avaient toujours existé ainsi. Si tel était le cas, il ne ferait aucune différence que la Terre et la vie ait des milliers ou des milliards d’années. Des milliers, cela semblait plus facile à appréhender.

Mais l’observation attentive a permis de montrer que la Terre et la vie ont changé à une vitesse, certes très faible mais pas nulle, il est devenu clair que la Terre et la vie devaient être très vieilles. La géologie moderne a vu le jour, tout comme le concept d’évolution biologique.

Si la vitesse de variation avait été plus rapide, la géologie et l’évolution auraient atteint leur forme actuelle il y a bien longtemps. C’est seulement parce que la différence entre le taux de changement dans un univers statique et le taux de changement dans un univers en mouvement, qui est la même qu’entre zéro et presque zéro, que les créationnistes arrivent à continuer de propager leur exubérances.

Étant donné que les améliorations dans la théorie deviennent de plus en plus fines, même les théories les plus anciennes doivent avoir été suffisamment bonnes pour permettre aux avancées de se produire; des avancées qui n’ont pas été anéanties par les perfectionnements ultérieurs.

Les Grecs ont introduit la notion de latitude et de longitude, par exemple, et ont réalisé des cartes très correctes du bassin méditerranéen, même sans tenir compte de la rotondité de la Terre; et nous utilisons toujours ces notions de la latitude et la longitude.

Les Sumériens étaient sans doute les premiers à établir le principe selon lequel les mouvements planétaires avaient une certaine régularité et pensaient qu’ils pouvaient être prédits; ils se sont acharnés à trouver des moyens de prédiction, même s’ils considéraient la Terre était au centre de l’univers. Leurs mesures ont été énormément raffinées depuis, mais le principe demeure.

Naturellement, les théories que nous avons maintenant pourraient être considérées comme fausses, selon la conception simpliste de mon correspondant littérature. Mais à la vérité, elles ne doivent être considérées que comme simplement incomplètes.

xkcd #1318

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